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L’AVALEUR DE SABRES

— À la fin te voilà donc un homme, petite drogue !

Saladin, malgré son audace, resta déconcerté.

— As-tu toujours ta pièce de deux francs percée ? demanda-t-il.

Le front de mademoiselle Freluche se rembrunit.

— Ça ne te regarde pas, répondit-elle. File, ou je vais appeler !

Saladin lui caressa les deux mains qu’elle avait grandes et rouges.

— Ma petite Freluche, murmura-t-il en donnant à sa voix des inflexions plus douces que les sons même de la clarinette de Cologne, quant à la chose de t’idolâtrer, ça y est, tu le sais bien, mais j’ai besoin de ta pièce pour une affaire.

— Nix ! répliqua formellement la danseuse de corde.

Elle ajouta d’un ton solennel :

— Je ne donnerais pas ma pièce de deux francs pour cinquante sous !

Il faut une religion : Voltaire lui-même a bien voulu en convenir. Freluche ne s’inquiétait pas de Dieu, mais elle croyait aux pièces percées. Saladin croyait à toutes les pièces.

— Écoute, reprit-il, papa Échalot ne me refuserait pas une avance sur mes appointements du mois prochain, mais j’ai voulu te faire profiter de l’affaire. C’est superbe, quoi !

Saladin avait le don de persuader. Malgré sa prudence, mademoiselle Freluche était déjà ébranlée.

— Qu’est-ce qui est superbe ? demanda-t-elle pourtant.

— La combinaison de gagner cent francs avec tes quarante sous.

— Et combien j’aurai ?

— Dix francs.

— Je veux vingt francs.

— Tope !

Saladin sortit de la baraque avec cinq francs quatorze sous. Il arpenta la place du Trône d’un air important et qui sentait d’une lieue son capitaliste.

Déjà quelques-uns de messieurs les artistes en foire commençaient leurs préparatifs de départ. Saladin passa derrière les tentes et alla frapper à la porte d’une maison roulante qui desservait le grand théâtre de La Pie voleuse, situé à l’autre bout du rond-point.

N’ayant point reçu de réponse, il prit la rue des Ormeaux, qui mène au boulevard de Montreuil, et entra dans l’échoppe d’un marchand de bric-à-brac, au lieu dit « La Petite-Allemagne ».

C’est là, sans contredit, un des plus curieux coins du Paris indigent.

Sur une longueur de cinq cents pas, depuis le Trône jusqu’au centre de Charonne, tous les chignons sont blonds, tous les jupons courts, tous les corsages lacés à l’alsacienne. On n’y parle point français. J’y ai vu des barbes pointues et des houppelandes pelées qui eussent fait honneur à la Judengasse de Francfort.

Le marchand de bric-à-brac était juif, jaune et maigre ; sa femme était grasse, courte, blonde et juive. Il y avait dans la poussière, jonchée de débris, six ou huit enfants bien dodus qui grouillaient.

Saladin expliqua qu’il avait une vieille mère, dont il était le seul soutien. Fils pieux, mais peu favorisé sous le rapport de la fortune, il voulait remonter à peu de frais la garde-robe maternelle.