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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/27

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LES HABITS NOIRS

Ces juifs allemands sont très souvent de braves gens. L’homme maigre et la femme grasse furent touchés par la piété filiale de Saladin. Pour cinq francs, ils trouvèrent moyen de lui composer un trousseau complet qui ne valait rien, mais qui avait une sorte d’apparence. Il y avait surtout un béguin à voile bleu (la vieille mère de Saladin s’en allait aveugle) qui était une véritable trouvaille. Saladin fit du tout un paquet qu’il emporta sous son bras.

Il était dix heures quand il acheva son marché. Il faisait jour enfin chez ces sybarites de La Pie voleuse. Saladin entra dans la voiture et demanda monsieur Languedoc, grand premier rôle, ophicléide, régisseur et peintureur.

Ce dernier métier est double : il consiste à rechampir les décors et à faire des têtes aux artistes.

À l’aide de tous ces talents réunis, M. Languedoc gagnait de quoi maigrir, et depuis dix ans, il n’avait pas pu saisir l’opportunité de boucher les trous de sa redingote. Il était gai comme un pinson et plus généreux que Guzman.

— Ça va au Français et Hydraulique ! s’écria-t-il en apercevant Saladin. La Canada a une chance de rata. Vous aviez six francs passés à la dernière d’hier, et nous n’avons eu que vingt-huit sous. La grêle ! Je paye à déjeuner, si tu avances les capitaux, jeune homme.

Saladin jeta son paquet sur la table et répondit :

— Voici des effets qui m’ont coûté trente francs comptant. J’en ai besoin seulement pour aujourd’hui, qu’ils doivent me servir à pénétrer chez celle que j’adore, malgré la jalousie de son bourgeois qui me poignarderait s’il connaissait mon sexe. Demain, le tour sera joué. Je mettrai les hardes au clou et nous irons déjeuner à la Râpée. Fais-moi une tête analogue au costume.

Languedoc le regarda avec admiration.

— N’y a plus d’enfant ! dit-il. C’est gredin avant d’avoir fait sa crue ! est-elle calée, ta chacune ?

— Mieux que ça ! répliqua Saladin. Elle est nourrie dans le faste, linge fin, chaussure vernie, fiacre à l’heure et prisant du tabac à la rose !

— Alors, soupira Languedoc, elle va t’en payer un repas de corps, ce matin, petite racaille !

Tout en parlant, il avait atteint une boîte carrée et plate dont l’intérieur était divisé en une quantité de petits compartiments. Saladin s’assit sur le pied du lit et l’opération commença aussitôt.

La tête demandée était celle d’une brave femme de 45 à 50 ans.

Saladin fut d’abord coiffé avec la maladresse voulue ; un œil de poudre grisonna ses cheveux ; puis le pinceau joua, et l’estompe, et le pouce, et la houppe. Ce Languedoc n’était pas de l’école de Meissonier, il peignait à grands traits.

— Si c’était pour le soir, à la lumière, dit-il en se mettant au point pour juger l’effet, on pousserait à la couleur ; mais pas de bêtise ! Le jour, il faut ménager sa marchandise… Regarde voir si ça te va, petit.

Il mit dans la main de Saladin un tesson de miroir.

— Ça y est ! s’écria celui-ci. Je reconnais ma tendre mère ! aide-moi à m’habiller ; le bourgeois de mon idole n’y verra que du feu !

Dix minutes après, madame Saladin, la mère, descendait le boulevard