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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/29

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LES HABITS NOIRS

Elle s’était dit peut-être après le départ de Justin, tant il peut y avoir de joie jalouse dans le spasme de cette folie maternelle : Petite-Reine sera à moi toute seule.

Elle n’aura que moi au monde. Je lui donnerai ma vie. Elle me payera avec tout son amour.

Elle aimait encore Justin, surtout parce que Justin était le père de Petite-Reine ; elle le regrettait, parce qu’il eût si bien admiré la chère enfant du matin au soir ; mais son cœur était plein, et quand elle parlait à Dieu, c’était un long cantique d’actions de grâces. Elle remerciait la bonté de Dieu qui faisait sourire sa fille, si jolie dans ce pauvre berceau : elle s’agenouillait, ne sachant plus si elle adorait Dieu ou la frêle créature endormie, calme, rose, et dont les lèvres fraîches, entrouvertes pour laisser passer le souffle si doux des petits, semblaient appeler le baiser en murmurant : Maman chérie !

Elle se trouvait heureuse : il n’y avait pas au monde une créature humaine dont elle enviât le sort, car la pauvreté est légère à supporter quand une grande joie soutient l’âme, ou un grand orgueil, et la Gloriette avait pour exalter sa jeune âme la plus grande de toutes les joies, le plus grand de tous les orgueils.

La Gloriette avait appris à Petite-Reine une prière bien courte, mais si belle ! pour demander à la bonne Vierge, qui est mère aussi, le retour de son papa. Elle était sûre que Justin reviendrait, non point pour elle peut-être, mais pour Petite-Reine. Elle avait un moyen sûr, infaillible !

Encore quelques semaines d’amour sans partage ; puis, quand l’enfant grandissant devait avoir des besoins que le travail acharné de ses mains ne pourrait plus satisfaire, elle comptait se rendre chez un de ces photographes qui font si beaux les amours dans les bras de leur mère.

Si vous saviez combien de fois elle s’était arrêtée à regarder tous ces chérubins qui rient aux vitrines de Nadar et de Carjat, jolis comme des anges, mais moins jolis que Petite-Reine.

Elle comptait donc aller chez Carjat ou chez Nadar avec Petite-Reine habillée comme l’enfant Jésus ; elle comptait enlever le filet qui tenait captifs ces cheveux blonds où elle baignait, le matin et le soir, ses baisers affolés. — Et alors, sur la vitre miraculeuse le rayon de soleil devait fixer un sourire d’ange, suave et doux, encadré dans les boucles d’or de cette chevelure, glorieuse comme une auréole.

Et, fût-il au bout de l’univers, que vouliez-vous que fît Justin, ouvrant la lettre et voyant ce portrait, sinon revenir, revenir bien vite pour s’agenouiller de l’autre côté du berceau ?

Vous souriez ? mais Lily savait mieux que vous comment était fait ce pauvre beau Justin de Vibray, le roi des étudiants, noble intelligence, faible volonté. On devait le retenir prisonnier quelque part, et Lily ne maudissait point le geôlier de cette prison, qui était encore une mère.

D’ailleurs, Lily, cette belle petite dame que nous vîmes hier, si discrète et si sage dans le rôle de maman, était un enfant aussi. Ce matin, à l’heure où l’âge des femmes saute aux yeux, vous lui auriez donné dix-huit ou dix-neuf ans à toute peine.

Elle avait son déshabillé de travail : une jupe de bazin, une camisole de percale ; ses cheveux, plus riches et plus doux que ceux de l’enfant,