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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/35

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LES HABITS NOIRS

Ne perdez jamais aucune parole de ce Saladin qui devait être, avec le temps, un homme considérable. Sous sa chétive enveloppe, il possédait déjà ce grand esprit d’entreprise qui est un don de Dieu. En province, il avait volé à l’américaine avec succès. Le choix du vol à l’américaine indique une intelligence à la fois hardie et pratique. Tout le monde ne peut avoir une boutique de changeur sur le boulevard.

Il y avait même, dans le talent précoce de notre jeune Saladin comme avaleur de sabres, une promesse morale et une garantie. Je ne sais pas si les populations seront de mon avis : pour moi il y a quelque chose de chevaleresque dans le travail de ces mangeurs de fer. Personne plus que moi ne respecte l’armée, cette vaillante gloire de la France. Mais l’imagination est une folle et je me suis laissé parfois bercer par cette pensée pacifique : un Saladin dévorant, quelque beau jour, tous les sabres de l’univers.

On garderait, bien entendu, les panaches et les épaulettes qui ne font de mal à personne pour embellir les fêtes publiques.

Nous ferons, une fois ou l’autre, la biographie de Saladin, dont l’enfance avait été un poème.

Dès à présent, veuillez remarquer en lui, outre l’initiative, la décision et le courage à la besogne, cette tendance heureuse à généraliser les opérations. S’il avait eu le placement de la marchandise, il eût détourné la moitié de la clientèle de madame Noblet.

C’est, à l’état élémentaire, le dialogue sublime de la production et du débouché.

Évidemment, cet adolescent, dont l’éducation avait été négligée et qui n’avait même pas été employé dans le commerce, possédait en lui le germe des grandes combinaisons industrielles.

Il quitta sa pièce de bois où on aurait pu le remarquer et tourna l’angle du boulevard Mazas.

Un seul détail le contrariait dans ce qu’il avait vu : c’était la présence d’un gros garçon portant l’uniforme du gamin de Paris, plus un tablier de bonne d’enfant. Ce joufflu semblait innocent mais très robuste. Il avait au bras un immense panier et faisait manifestement partie du troupeau de la Bergère en qualité de chien.

Il n’est pas hors de propos de constater ici que madame Noblet avait une administration fort bien montée, et méritant à tous égards la confiance des familles. Outre le joufflu, qu’on appelait familièrement Médor, elle employait une sous-bergère, bossue et puissamment laide, qui n’offrait aucun danger au point de vue de messieurs les militaires.

La Gloriette fut juste trois minutes à faire sa toilette. Au bout de ce temps, Saladin, qui allait à pas tremblants, courbé en deux comme une pauvre vieille, la vit sortir de la maison, tenant Petite-Reine par la main. Elle traversa la place, récoltant partout sur son passage des sourires et de caressants bonjours.

Justine, la petite coquette, se tenait cambrée déjà et jouissait de son succès.

L’œil rond de Saladin brilla sous son voile, pendant qu’il se disait :

— Elle fait sa sucrée… ah ! tu me trouves laid, toi ? Patience !

La Gloriette, habillée comme la veille et si jolie que madame Noblet