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Page:Féval - L’Avaleur de sabres.djvu/36

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L’AVALEUR DE SABRES

poussa un grand soupir en songeant à ses vingt ans, avait sous le bras un paquet assez volumineux.

— Je vais reporter de l’ouvrage jusqu’à Versailles, dit-elle, un voile de mariée qu’on attend ; je ne serai pas revenue avant quatre heures. Je vous recommande bien Justine, ma bonne madame Noblet… mais où donc est votre gardienne ?

— Madame, répondit la Bergère, mais j’ai Médor, et puis, je n’aurai qu’à choisir au Jardin des Plantes. Il y en a assez qui tournent autour de chez moi ; la place est bonne… D’ailleurs vous savez bien que tous mes enfants mettent Petite-Reine dans du coton… Est-elle assez mignonne, ce trésor-là !

Lily enleva sa fille dans ses bras et lui donna un dernier baiser.

L’omnibus passait.

Mais l’omnibus fut obligé d’attendre, parce que Lily donna encore des recommandations et une pièce blanche pour le cas où Petite-Reine aurait envie de quelque chose, et d’autres baisers après le dernier, et des promesses de bientôt revenir.

Eh bien, dans l’omnibus, personne ne se fâcha. Quand Lily monta enfin, le conducteur lui prit galamment son paquet, et un sourire général salua son entrée.

Au moment où l’omnibus repartait, un coupé qui stationnait de l’autre côté de la place s’ébranla. L’homme au teint de mulâtre que nous avons vu entrer au théâtre de madame Canada sur les pas de la Gloriette, le « pair de France étranger », montra sa figure bronzée à la portière et dit au cocher :

— Suivez !

Le cocher mit aussitôt son attelage au trot.

Madame Noblet et son troupeau prenaient en même temps le chemin du Jardin des Plantes, par le pont d’Austerlitz.

Il y avait un ordre établi. Ordinairement la sous-bergère bossue marchait en avant, suivie des plus petites allant trois par trois. La bergère en chef cheminait sur le flanc de la colonne, et Médor fermait la marche, derrière les grandes.

Aujourd’hui, Médor était en avant et madame Noblet avait le poste d’honneur à l’arrière-garde.

Saladin s’ébranla quand toute la petite armée fut engagée sur le pont, et suivit le même chemin d’un air pensif. Il se demandait ce qu’il allait faire de ses 100 francs, car le doute ne lui venait même pas sur le succès de son entreprise.

Si Boileau écrivait de nos jours une épître sur les inconvénients de Paris, les militaires y auraient une place considérable. Promenant par la ville leur appétit proverbial, leur soif qui jamais ne s’éteint et leur incessant besoin d’aimer, ils encombrent et gênent tout naturellement, comme les voitures de blanchisseuses.

Comme ils n’ont rien à faire, ils marchent à pas lents, regardant tout et désirant tout ce qu’ils regardent ; ils font partie intégrante de tous les embarras et n’en savent rien. Leur cœur est un incendie menaçant la voie publique. Supérieurs à don Juan, qui n’aimait que l’amour, ils ont appris, dans les casernes de Quimper ou de Béziers, la féerique légende de Paris,