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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/629

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Le comptoir de Johann était plein comme l’œuf. La Girafe s’asseyait à son poste, plus ronde, plus grosse, plus rouge, plus souriante que jamais ; elle versait le vin de campêche avec des façons si avenantes, et dans des canons si évidemment rincés, que ses pratiques ne pouvaient point se lasser de boire. Elle avait pour chacun, l’enchanteresse, quelques petits mots de baragouin français-allemand, qui donnaient soif comme autant de pincées de poivre.

Son mari, le marchand de vin Johann, se tenait debout à l’autre extrémité de la salle et daignait converser avec la partie grave de l’assemblée.

C’était là un grand honneur, car Johann passait pour avoir du foin dans ses bottes et ne causait vraiment point avec le premier venu.

Parmi son auditoire se trouvaient deux ou trois de nos convives allemands de la veille : mais la plupart manquaient : il n’y avait là ni le brave Hermann, ni le bon marchand d’habits, Hans Dorn, ni Fritz, le sombre courrier de Bluthaupt. L’assemblée se composait en majeure partie de gens inconnus et que nous n’avons point intérêt à connaître. Nous citerons seulement deux buveurs privilégiés qui s’échauffaient aux sourires de la Girafe.

Le premier était un gros garçon, à la physionomie épaisse, à la tournure lourde, un pétras, comme on dit au Temple et ailleurs, qui se plantait droit et silencieux devant le comptoir avec tout le flegme germanique. Ce garçon était très-blond, très-charnu, très-rose et semblait parfaitement préservé de pensées. Il s’appelait Nicolas : c’était le neveu de Johann, ce propre neveu pour lequel le cabaretier avait convoité la main de Gertraud, et qui était par conséquent la cause de l’animadversion conçue par Johann contre les pauvres Regnault ; car Jean, le joueur d’orgue, malgré sa misère, barrait la route à Nicolas.

Le second était un petit homme de cinquante à cinquante-cinq ans, dont le crédit semblait parfaitement assis dans la maison. Ce petit homme avait la réputation d’être un peu agent de police ; cela lui donnait de la considération ; il avait nom Romain, dit Batailleur. — À une époque déjà fort éloignée, il avait noué avec une jeune fille du quartier des Halles un de ces mariages transitoires qui se passent de la mairie et de l’église.