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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 1-2.djvu/630

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Le divorce avait eu lieu entre eux depuis longtemps, mais cette union avait donné à la jeune fille le droit extra-légal de porter le beau nom de Batailleur.

Elle en usait. Elle était devenue une des notabilités du Temple. Son ancien mari était tout fier d’elle ; il eût donné beaucoup pour redevenir son seigneur et maître. Il eût résigné pour elle ses fonctions politiques ; il eût planté là le gouvernement de grand cœur, pour redevenir simple marchand de frivolités.

Mais il n’était plus temps : le malheureux Romain tournait en vain autour de son ex-femme, qui le tenait rigoureusement à distance. Il en était réduit aux inutiles regrets du passé. Bien qu’il fût jovial et bon vivant, personne n’ignorait la blessure de son cœur ; son chagrin se faisait jour malgré lui, et, quand le petit vin blanc le rendait plus expansif, il avait coutume de commencer ses histoires par cette formule à la fois orgueilleuse et tout imprégnée de mélancolie attendrissante :

— Du temps que j’étais l’époux de madame Batailleur…

À la vue de la foule qui encombrait le cabaret de la Girafe, M. le chevalier de Reinhold était resté indécis et comme décontenancé. D’ordinaire l’établissement de Johann ne péchait point par trop de chalands. Le chevalier avait coutume de parvenir jusqu’à lui incognito, et quand il ne le faisait point mander à l’hôtel, leurs conférences avaient lieu dans cette chambre réservée, où nous avons assisté au repas des Allemands.

Mais aujourd’hui c’était un lundi gras : le salon de société se trouvait plein comme le comptoir lui-même. Le chevalier, qui venait de glisser son regard à travers les carreaux poudreux, avait vu une nombreuse et belle compagnie : des dames du Temple avec leurs sigisbés, des chineurs en goguette, et dans un coin le brillant Polyte, favori de madame Batailleur, qui consommait les vingt-cinq sous octroyés par sa reine.

Le chevalier savait qu’il était parfaitement connu dans le Temple. Le peu qu’il jouait ne l’entourait pas d’une popularité très-grande, et il répugnait à se montrer en public, ce soir-là surtout, qui venait après un jour d’échéance.

Il ne savait pas exactement le compte des saisies opérées dans la journée ; mais les saisies ne manquaient jamais aux époques du paiement, et