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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/542

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XXII
DEUX BONS SERVITEURS.


Vaunoy avait souvent avec sa fille des entretiens semblables à celui que nous venons de rapporter. Alix savait à peu de chose près de quel intérêt étaient pour son père les bonnes grâces de M. Béchameil ; elle avait même deviné que Vaunoy n’avait sur les immenses domaines de Treml qu’un droit de possession douteux et précaire. Il va sans dire qu’elle n’abusait jamais de cette connaissance. Le caractère de son père, qu’elle eût sincèrement voulu ne point juger, mais dont la bassesse lui sautait aux yeux, pour employer une expression vulgaire, avait été, dès sa première jeunesse, une cause perpétuelle de chagrin. Son esprit sérieux, loyal et fort s’était habitué à la tristesse, et ses courtes amours avec Didier avaient été les seuls instants de joie pure qu’elle eût goûtés en sa vie.

Elle ne voyait, au reste, dans l’usurpation de Vaunoy, qu’un danger et non point un crime, parce qu’elle ignorait que cette usurpation préjudiciait au légitime propriétaire. Et, par le fait, personne n’aurait pu soutenir l’opinion opposée, Treml n’ayant point laissé d’héritier. — Peut-être, si elle n’eût point connu le capitaine Didier, se serait-elle sacrifiée au repos et à la sûreté de son père ; car sa nature choisie était susceptible d’un dévouement sans limites ; mais, entre Didier et Béchameil, le contraste était trop grand. L’intendant royal, ridicule et méprisable à la fois, lui inspira une invincible répulsion, et il fallut la patiente obsession de son père pour la porter à ne point rejeter ouvertement et tout d’abord les prétentions de Béchameil. Vaunoy ne se lassait pas. Il croyait connaître les femmes, et attaquait le cœur d’Alix par tous les côtés où les filles d’Ève passent, à raison ou à tort, pour être vulnérables. Il ne faisait point de progrès, mais il gagnait du temps.

Ce jour-là, il n’aurait certes point trouvé le loisir d’engager avec Alix sa lutte ordinaire, s’il n’eût voulu parer à un péril imminent. L’arrivée de Didier menaçait tous ses projets ; il essaya de mettre sa volonté comme une barrière matérielle entre sa fille et le capitaine. Nous avons vu le résultat de sa tentative : le hasard devait le servir mieux que son éloquence.

À peine débarrassé de cet entretien, il songea à préparer l’exécution d’un projet dont la première idée lui était venue sous la charmille, en compagnie de Didier et de Béchameil. Ce projet, depuis lors, le préoccupait très-vivement. Il en avait avidement balancé les chances durant le déjeuner, et s’était déterminé à jouer ce périlleux coup de dés.