Aller au contenu

Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il y avait une demi-heure que M. de Vaunoy avait rejoint ses deux acolytes. Maître Alain avait secoué tant bien que mal sa somnolence, et Lapierre s’était installé, attentif, dans un excellent fauteuil.

Vaunoy avait parlé longtemps et sans s’interrompre. Lorsqu’il se tut enfin, il interrogea ses deux serviteurs du regard. Maître Alain répondit par un geste équivoque, et Lapierre se balança fort adroitement sur un seul des quatre pieds de son siège.

— Ne m’avez vous pas entendu ? demanda Vaunoy.

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, j’ai entendu.

— Moi aussi, ajouta maître Alain.

— Et qu’en dites-vous ?

Le vieux majordome eut un grand désir d’atteindre sa bouteille carrée, mais il n’osa pas : il eut tentation de répondre, mais, suivant sa prudente habitude, il attendit, pensant qu’il serait temps de parler lorsque Lapierre aurait donné son avis.

Lapierre se balançait toujours.

— Qu’en dites-vous ? répéta Vaunoy en fronçant le sourcil.

— Hé, hé ! fit Lapierre d’un air capable.

— Voilà ! prononça emphatiquement maître Alain.

— Comment, s’écria Vaunoy avec colère, vous ne comprenez pas que sa mort devient un cas fortuit dont je ne puis être responsable ? que les soupçons se détourneront naturellement de moi, et qu’il faudrait folie ou mauvaise loi insigne pour m’accuser d’un pareil malheur ?

— Si fait, dit Lapierre ; pour ma part, je comprends cela.

Maître Alain exécuta un grave signe d’approbation.

— Hé bien ! reprit Hervé de Vaunoy.

— Hé, hé !… fit encore Lapierre.

Vaunoy, dont le front devenait pourpre, blasphéma entre ses dents.

— Oui, reprit l’ex-saltimbanque sans s’émouvoir le moins du monde, évidemment il ne pourrait échapper… Si nous en étions là, je ne donnerais pas six deniers de sa vie… mais…

— Mais quoi ?

— Nous n’en sommes pas là.

— Penses-tu donc que l’appât des cinq mille livres ne soit pas assez fort ?

— Ils viendraient pour la dixième partie de cette somme.

— Pour la vingtième, dit maître Alain en aparté, je donnerais mon âme au diable, moi qui suis un homme d’âge et un fidèle sujet du roi.

— Alors, que veux-tu dire ? demanda Vaunoy à Lapierre.

Maître Alain tendit l’oreille, afin de s’approprier, au besoin, l’opinion de son collègue. Celui-ci, sans paraître prendre garde à l’impatience toujours croissante de Vaunoy, se dandina un instant et jeta ces paroles avec suffisance :

— Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler des apologues de La Fontaine, je suppose… Si vous vous lâchez, je deviens muet… Ce La Fontaine est un poëte de fort bon conseil, ce qui est rare. Il me souvient d’une de ses fables… — Saint-Dieu ! interrompit Vaunoy, je donnerais dix louis pour bâtonner ce drôle !…