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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/670

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IV
BLEUETTE


Martel avait les yeux fixés sur le visage souriant de Bleuette ; son regard demandait grâce.

— Je vous en prie, murmura-t-il, ne raillez pas… je l’aime tant !…

— Pourquoi raillerais-je, Martel ? répliqua la jeune fille ; — elle est si douce et si bonne !… Vous avez raison de l’aimer.

Martel lui prit la main et la pressa entre les siennes.

Maître Jean Tual toussa du mieux qu’il put ! mais cet avertissement fut vain : on ne l’entendait pas.

Or, le gruyer n’osait point aller au delà de cette toux significative. Sa fille était pour lui l’idole timidement aimée que l’on craint d’offenser.

— Elle doit être bien belle, dit le garde-française.

— Oh ! bien belle ! répondit Bleuette. — Si vous la voyiez ! mais vous la verrez, Martel.

Celui-ci secoua la tête tristement.

— Je reviens plus pauvre qu’autrefois, murmura-t-il, et je n’ai plus ces beaux espoirs qui me soutenaient il y a trois ans, Bleuette, ma pauvre Bleuette ! je ne veux pas la voir.

La jeune fille parcourut d’un regard surpris le riche uniforme du garde-française. À ce regard tout plein d’interrogations naïves, Martel répondit par un mélancolique sourire.

— C’est l’habit d’un soldat, reprit-il après quelques secondes de silence ; mes rêves étaient fous, Bleuette… L’épée ne sait plus ouvrir la route de la fortune. En trois ans je suis devenu sergent… Un grade de roture, ma fille, où l’on a au-dessus de soi des enfants sans barbe. Et ce grade lui-même n’est pas à moi, cet uniforme ne m’appartient pas. Oh ! non, je ne la verrai pas, Bleuette ; je sais trop bien qu’elle est perdue pour moi, et que mon espérance serait de la folie !

L’œil de la jeune fille avait perdu de son vif éclat ; sa prunelle se voilait, sérieuse et toute pleine d’une pitié tendre.