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Page:Féval - Le Fils du diable - Tomes 3-4.djvu/829

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Il se leva et vint vers le garde-française auquel il tendit la main.

— Bonjour, mon frère Martel, dit-il. — Les mains de Martel restèrent croisées sur sa poitrine ; son regard baissé se clouait au sol.

Philippe, indécis, tourna les yeux du côté de ses frères, qui avaient le rouge au front et gardaient le silence. — Ils se sentaient devant le seul juge qu’ils redoutassent en ce monde. — Philippe regagna sa place sans mot dire.

— Diable, diable ! pensait Kérizat à part lui ; — voilà un Carhoat que je ne connaissais pas !… Et moi qui ai été lui parler de la Topaze l’autre soir !…

— Monsieur, dit le vieux marquis en s’adressant à Martel, — pourquoi avez-vous quitté votre régiment et qui vous amène parmi nous ?

— J’ai quitté mon régiment, répondit le jeune soldat d’une voix sourde et lente, — parce que la honte du nom de Carhoat est venue jusqu’à Paris… et parce que cet uniforme, que je n’ai plus le droit de porter, ne va bien qu’à des hommes pouvant parler sans crainte d’honneur et de loyauté !…

— Et vous venez nous reprocher nos fautes ?… demanda le vieillard d’un air sombre.

— Je viens les laver avec vous, répondit Martel, qui se redressa soudain et dont le noble visage rayonna tout à coup de fierté. — Mais prenez place, monsieur mon père… nous parlerons de cela tout à l’heure et en présence de ma sœur, qui, d’après ce que je viens d’entendre, se trouve dans votre maison.

— Qu’on fasse venir Laure ! dit le marquis en s’asseyant vis-à-vis de ses trois fils.

Noton rentrait avec des pots couronnés de mousse pétillante et des flacons bouchés. Elle mit le tout sur la table et courut chercher Laure.

Mademoiselle de Carhoat parut bientôt sur le seuil de la chambre qui servait de retraite à René. Elle était pâle comme une statue de marbre, et ses magnifiques cheveux blonds tombaient en boucles éparses le long de ses joues décolorées.

Martel la regarda, et son cœur se serra douloureusement. — Elle était admirablement belle, et tant de noblesse brillait encore sur son front désolé ! La compassion l’emporta dans l’âme de Martel sur son courroux austère. Il fit pour Laure ce qu’il avait refusé à Philippe. — Il s’avança à sa rencontre et la salua du nom de sœur.

Laure s’assit auprès de lui. Elle se trouvait en face de M. le chevalier de Briant.

La vieille Noton, profitant de ce moment de répit ; s’était élancée vers Francin Renard, qui agonisait dans un coin.

Les convives étaient maintenant tous rangés autour de la table. Il régnait entre eux un silence glacé. Le chevalier lui-même, qui ne tarissait guère en ces occasions, n’osait prendre la parole. Quelque chose de solennel était dans l’air.

La lumière des résines, placées aux deux côtés de la table, éclairait vivement les visages et projetait des lueurs douteuses jusqu’aux parois noircies de la salle.

Dans un coin on apercevait vaguement le groupe formé par Noton Renard et son mari, qui se mourait. — Çà et là, sur le chêne noir des vieilles armoires, les serrures et les gonds en cuivre poli jetaient une étincelle à l’œil.