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Page:Féval - Les Habits noirs, 1863, Tome II.djvu/356

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Mais son cœur bondissait et blessait les parois de sa poitrine. Elle se demandait, plus folle qu’une jeune fille à son premier rendez-vous :

« Va-t-il m’appeler Julie ! »

Ce serait chose banale que de chercher ce qu’il peut y avoir d’angoisse douloureuse ou de furieux espoirs sous le calme sourire d’une femme. Depuis trois longues heures, Julie souriait et se taisait ; Julie qui avait des cris dans l’âme et des sanglots plein le cœur ; Julie ravivée et ressuscitée, car ce jour avait supprimé dix-sept ans de sa vie ; Julie, jeune, ardente, anxieuse, curieuse, passionnée et femme, plus femme mille fois qu’elle me l’était jadis. Depuis trois heures, Julie dissimulait, à l’aide de cet effort surhumain qui est un jeu pour elles toutes, un bonheur qui allait jusqu’à l’ivresse, une souffrance qui atteignait au martyre, des craintes poignantes, des espérances délicieuses, un monde de troubles violents, d’émotions épuisantes, de pensées fraîches comme l’éveil des seize ans.

À dater de cette soirée du mois de juin 1825, où elle avait murmuré l’adieu, en pleurant, penchée à la portière de la diligence qui l’emportait vers Paris, heure lointaine et toujours présente, pas une autre heure de son existence ne s’était écoulée sans qu’elle eût appelé ou redouté l’instant présent, l’instant suprême…

Combien de fois, éveillée ou rêvant, n’avait-elle pas entendu avec des tressaillements de fièvre cette parole impossible :

« Il est là ! il vous attend ! »

André ! L’homme qu’elle aimait, l’homme qu’elle se reprochait si amèrement de n’avoir pas assez aimé !

Je sais bien que vous avez jugé, tous, tant que vous êtes, jugé sévèrement et sans appel ; mais ils avaient jugé aussi là-bas, à Caen, sans appel et sévèrement.