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LA VIEILLE RUE NOTRE-DAME

brooke ; il fallait être armé jusqu’aux dents pour se risquer vers le Beaver Hall. L’été on faisait des parties de canot, de la Place-Viger au Griffintown ; on pouvait pêcher à la ligne Place-à-Foin.

Il faut regretter amèrement qu’aucun flâneur de cette époque ne nous ait laissé de mémoires, écrits au jour le jour, avec des portraits esquissés en marge. Que d’anecdotes sont perdues ! que de délicieux traits de mœurs sont effacés ! que de jolies figures de promeneuses sont oubliées ! Personne n’a songé, et personne ne songe encore à recueillir, à élever, à conserver dans la mémoire les enfants perdus de la gaieté canadienne !

Je voudrais voir un homme d’esprit, qui aurait longtemps vécu dans le commerce et l’intimité de nos aînés, se faire leur historien, leur biographe ; nous introduire dans le monde d’il y a cinquante ans, d’il y a vingt-cinq ans. L’esprit d’aujourd’hui n’est plus l’esprit d’hier ; il est plus cherché, il est moins original, il est moins gai surtout. Leur esprit, à eux, venait de leur gaieté ; le peu de gaieté que nous avons vient de notre esprit. Le grand art de s’amuser pour s’amuser, s’affaiblit de plus en plus ; on ne sait plus préférer l’éclat de rire à tout, même à l’esprit et surtout à la médisance.

Il y a encore quelques flâneurs du passé, mais ils flânent peu dans la rue Notre-Dame. Ils ne font qu’y passer. Comme ils se promènent surtout pour leur santé, ils vont chercher le grand air dans les grands chemins, aux environs de la Montagne. En revanche, ils sont des guides sûrs dans Montréal, des thermomètres infaillibles de l’esprit public : ils marquent les nouvelles. Ils savent où l’on danse ce soir, où l’on mourra demain : ils connaissent le chiffre des faillites, l’heure des enterrements, la date des mariages, l’âge et la parenté des trois quarts de la population, le plan et le coût des maisons qui se construisent, la série des propriétaires et locataires de chaque logis. Il semble que les accidents les envoient avertir :