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Page:Fabre - Chroniques, 1877.djvu/46

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LA VIEILLE RUE NOTRE-DAME

ils y assistent toujours ; puis, ils s’en vont par la ville répandant le récit. Vous les voyez aller de passant en passant, la douleur publique peinte sur la figure, en débitant le fait divers du lendemain. Ils ont toujours été le principal témoin de l’accident, le premier arrivé sur le théâtre du sinistre, le dernier parti. Ils ont proposé l’avis qui a prévalu, le secours qui a tout sauvé. Ils se félicitent d’avoir été là, si à propos, et se demandent avec une curiosité inquiète ce qu’on aurait, fait sans eux.

Le plus spirituel de ces flâneurs, celui qui a le plus vu, le plus raconté, assistait à une assemblée publique il y a quelques années. Un orateur, entraîné par l’improvisation, en vint à parler du grand incendie de 1852. Au premier mot, le flâneur lâche un cri de joie, traverse la foule, bondit sur l’estrade, et s’écrie, l’œil encore illuminé par un reflet de l’incendie :

— C’est moi qui ai vu le feu, le premier…

Et il raconte l’origine du désastre ; il décrit la maison qui en fut la première victime ; il suit l’élément dévorant dans sa course immense ; et il n’abandonne la parole que lorsque tout est brûlé.

Le flâneur moderne de la rue Notre-Dame est un être multiple. Les variétés abondent. Il y a d’abord au premier rang, le type suprême, le flâneur cosmopolite. Celui-là flâne partout où il se trouve ; il saurait ne pas flâner ; il flânerait dans l’unique rue d’un hameau, s’il y avait encore des hameaux. Je connais un ancien flâneur de la rue Notre-Dame, proscrit de sa patrie par les nécessités de l’existence, qui, dans le petit village où il est exilé, ne manque jamais au devoir de flâner avant le coucher du soleil : il se promène dans la seule rue de son village, entre les quatre ou cinq maisons qui la bordent, et les ménagères de ces maisons règlent leurs pendules sur lui. Ce flâneur incorrigible, ce flâneur incorruptible, est un des hommes que j’honore le plus.