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Page:Feuillet Echec et mat.djvu/12

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rez ce que vous voudrez, et maintenant je n’ai plus qu’à vous faire compliment sur votre parure, qui est du meilleur goût.

LA DUCHESSE.

Quoi ! vous n’avez rien autre chose à me dire ?

LE DUC.

Non, rien dont je me souvienne.

LA DUCHESSE.

Voyez comme cela est fâcheux, car la mémoire m’est revenue à moi, et je crois me rappeler maintenant cette chose aimable que je vous ai dite, il y a cinq jours, près de la statue d’Apollon.

LE DUC.

Ah ! vraiment.

LA DUCHESSE.

Cher duc, (Elle présente son front à son mari.) n’était-ce point cela ?

LE DUC, l’embrassant avec transport.

Avouez que nous avons eu grand’peur, tous deux ?

LA DUCHESSE.

Quoi ! vous aussi ?

LE DUC.

Plus que vous, chère Diana !

LA DUCHESSE.

Oh ! c’est impossible ! (Appuyée sur le bras de son mari, et avec tendresse.) Vous plaît-il que je retourne à Herrera, monseigneur ?

LE DUC, de même.

Il me plaît que vous restiez où je suis, madame.

LA DUCHESSE.

Merci, cher duc, et adieu.

LE DUC.

Allons, je suis assez content de ma matinée.

LA DUCHESSE.

Je le crois bien ! Vous avez fait fuir un roi et fait attendre une reine. (Elle sort par la droite.)


Scène VII.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, seul.

Défendre à la fois sa femme contre l’amour d’un roi et son ami contre l’amour d’une reine, la tâche est laborieuse ; mais avec l’aide de Dieu nous y parviendrons, je l’espère ; et maintenant que Leurs Majestés nous donnent un instant de répit, voyons un peu quelles sont ces tablettes que j’ai trouvées en montant le grand escalier ; celles de quelque courtisan, sans doute ; et que peuvent être les tablettes d’un courtisan ? Le Seigneur m’est témoin que s’il y avait le moindre nom là-dessus, les plus petites initiales, je les renverrais vierges à leur propriétaire ; mais rien qui puisse m’indiquer… Il faut bien les ouvrir. Ouvrons-les donc. Oh ! oh ! c’est de quelque grand penseur, car elles sont bien remplies.

« Aujourd’hui, 6 mai 1641, le roi s’est rendu à l’église del Carmen, sous prétexte d’y faire ses dévotions ; mais derrière lui les portes de l’église ont été fermées ; alors il a passé de l’église dans la sacristie, et de la sacristie dans une voiture sans livrée et sans armoiries, laquelle voiture a conduit Sa Majesté à la porte de la comtesse de Miradores, dont le mari est en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle. »

Ah ! ah ! voici qui me paraît assez curieux. Continuons :

« Le roi est resté une heure avec la comtesse ; puis il est revenu à la porte de la sacristie, est rentré dans l’église, et est remonté dans sa voiture en disant son chapelet ; les dévotions de Sa Majesté étaient faites. »

Celui auquel appartiennent ces tablettes est, à coup sûr, un grand observateur. Continuons :

« Aujourd’hui, 2 avril, le comte-duc est demeuré une heure enfermé avec le rabbin Manassé, qu’on soupçonne de donner dans l’astrologie. — Instruire le grand inquisiteur. »

(Avec dégoût.) Diantre mais cela n’est plus d’un observateur, c’est d’un espion. Voyons encore :

« Aujourd’hui, 28 juin, » (S’interrompant.) c’était hier ! (Continuant : ) « à neuf heures du soir, par l’ordre du comte-duc, je me suis embusqué vers la partie des jardins du palais qui regarde le nord, afin de surprendre le galant qui vient rôder sous les fenêtres de la reine. (Il lit plus vivement et avec un intérêt marqué.) À neuf heures et demie, un homme a passé près de moi, que j’ai cru reconnaître pour le comte de Mediana ; je l’ai suivi, mais pas d’assez près pour être tout à fait certain de l’identité ; trouvé sur sa trace un nœud d’épée couleur de feu ; m’assurer demain si le comte ne porte pas d’habitude à l’épée des rubans de cette couleur. »

C’est bien ! je l’avais prévu ! le ministre avait des soupçons ! il tient maintenant cet imprudent jeune homme ! Oh ! mais quel est donc le misérable, l’infâme complaisant qui… Ah ! voici une espèce de portefeuille, des lettres : « Au très-illustre seigneur don Riubos, rue Saint-Jacques, près la porte du Soleil. » Dieu me pardonne, c’est à mon capitaine ! Ah ! par ma foi, à la première rencontre que je ferai de lui, je lui présenterai mes excuses de l’avoir pris si longtemps pour un galant homme ! (La porte du premier plan s’ouvre.) Ah ! voici un de ses patrons ! Parbleu ! tant mieux ! je suis bien aise, sans plus attendre, de pouvoir passer ma colère sur quelqu’un.


Scène VIII.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, OLIVARES, sortant de la porte de droite, et se dirigeant vers le fond.
LE DUC.

Ah ! comte-duc, je sais que vous me cherchez, me voilà.

OLIVARES.

Moi ?…

LE DUC.

Oui, vous.

OLIVARES.

Je ne comprends pas.

LE DUC.

Vous me cherchez, vous dis-je, et je suis heureux de me trouver là.

OLIVARES, descendant la scène.

Puisque vous êtes si bien instruit, duc, vous savez, sans doute aussi pourquoi je vous cherche ?

LE DUC.

Parbleu !

OLIVARES.

Eh bien, dites-le-moi, vous me ferez plaisir.

LE DUC.

Vous me cherchez, parce que le roi a fait une comédie.

OLIVARES.

Ah !

LE DUC.

Oui, traduite de Plaute ou de Térence, je ne sais plus bien, un Amphitryon.

OLIVARES.

Ah ! vraiment ?

LE DUC.

Et, comme il vous a offert un rôle dans sa comédie, vous voulez me consulter pour savoir si vous devez accepter ?

OLIVARES.

Et quel est ce rôle ?

LE DUC.

Celui de Mercure… Acceptez, mon cher duc, acceptez ; seulement défiez-vous de Sosie. C’est un conseil d’ami que je vous donne. Adieu, duc. Défiez-vous de Sosie. (Il sort par le fond.)


Scène IX.

OLIVARES.

L’insolent ! (Appelant Diego.) Faites entrer le capitaine Riubos. (Diego sort.) Défiez-vous de Sosie. Oui, c’est un bon conseil, et je le suivrai.


Scène X.

LE CAPITAINE, OLIVARES.
OLIVARES.

Vous rappelez-vous ce que je vous ai dit ce matin, capitaine ?

LE CAPITAINE.

Votre Excellence m’a dit de demander un ordre d’arrestation au grand inquisiteur.

OLIVARES.

Et vous l’avez ?

LE CAPITAINE.

Le voici.

OLIVARES.

En blanc ?

LE CAPITAINE.

Comme toujours, Voyez.

OLIVARES.

Rassemblez une escorte suffisante, et, au nom du saint-office, arrêtez M. le duc d’Albuquerque.