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Page:Feuillet Echec et mat.djvu/13

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LE CAPITAINE.

Arrêter le duc d’Albuquerque !

OLIVARES.

Sur votre tête, vous m’en répondez !

LE CAPITAINE.

Et si dans la lutte il arrive un accident.

OLIVARES.

À qui ?

LE CAPITAINE.

À moi, je suppose ?

OLIVARES.

Hé ! tant pis pour vous !

LE CAPITAINE.

Et si l’accident arrivait au duc ?

OLIVARES, sortant par le fond.

Alors, malheur à vous ! (Riubos fait un jeu de scène. Le rideau tombe.)


ACTE III.



Scène I.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, entrant, DIEGO, assis.
LE DUC.

Monsieur, je viens de chez le comte de Mediana, auquel je voudrais parler pour affaires pressantes ; il n’était point chez lui, | mais on m’a dit que le roi l’ayant l’ait mander, il serait sans doute au palais.

DIEGO.

Il est vrai que le roi désire le voir, mais il n’est point encore arrivé.

LE DUC.

Je vais l’attendre. (Diego sort.)


Scène II.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, seul.

Pardieu ! c’est un heureux miracle qui m’a fait trouver ces tablettes de don Riubos ! Sans cet incident providentiel, le pauvre comte était perdu ; tandis que si, au contraire, je puis lui parler avant qu’il n’ait vu le roi… Ah ! le voici.


Scène III.

LE DUC D’ALBUQUERQUE, MEDIANA, entrant.
MEDIANA, toujours contraint quand il est en scène avec le duc.

C’est vous, duc.

LE DUC.

Oui, vous le voyez, je deviens parfait courtisan. Je ne quitte plus le palais. Mais vous-même, Mediana…

MEDIANA.

Moi, monsieur, le roi m’a envoyé chercher, me dit-on.

LE DUC.

Oui, je sais cela, pour travailler avec lui à la comédie qu’il veut faire représenter. Savez-vous, Mediana, que vous faites bien des envieux ?

MEDIANA.

Moi ?

LE DUC.

Vous. Vous êtes au comble de la faveur…

MEDIANA.

Oh ! vous exagérez le caprice d’un instant.

LE DUC.

Justement. Eh bien ! mon cher comte, vous devriez profiter de ce caprice.

MEDIANA.

Désirez-vous quelque chose en quoi je puisse vous seconder, duc ?

LE DUC.

Moi, pas du tout, et, si je vous disais d’user de cette faveur, c’est pour vous-même.

MEDIANA.

Duc, je ne désire rien.

LE DUC.

Et vous avez tort : un jeune homme de vingt ans doit toujours avoir l’air de désirer quelque chose. Tenez, moi, je faisais un rêve pour vous.

MEDIANA.

Pour moi, duc ?

LE DUC.

Que voulez-vous ? à mon âge, on n’a d’autre avenir que celui des gens que l’on aime. Je rêvais donc, au lieu de cette vie inactive, une laborieuse et brillante fortune. Je voulais, par exemple, que le roi vous attachât à l’ambassade de France, dont vous pourriez être le chef avant qu’il fût longtemps.

MEDIANA.

Mais cette ambassade part demain.

LE DUC.

Sans doute.

MEDIANA.

Merci, duc ; vous vouliez pour moi plus que je ne souhaite et surtout plus que je mérite.

LE DUC.

Et si l’on vous offrait cette place que vous ne voulez pas demander, je comprends cela ?

MEDIANA.

Je refuserais.

LE DUC.

Je comprends. Votre esprit aventureux, n’est-ce pas, préférerait les voyages ? Eh bien ! tenez, comte, il se prépare une grande expédition dans l’intérieur de l’Inde.

MEDIANA.

Mais, monsieur, je ne désire pas le moins du monde voyager.

LE DUC.

Ah ! poète, vous blasphémez. Comment ! vous refusez d’aller voir l’Inde, vraiment ! l’Inde aux villes fabuleuses, aux fleuves sacrés, aux montagnes énormes et mystérieuses, berceau du monde !… Vous refusez d’attacher votre nom à la conquête de cet univers perdu et de ses poétiques merveilles ?

MEDIANA.

Si cette tâche est si belle, duc, que ne la prenez-vous ?

LE DUC.

Oh ! à moi, Mediana, elle n’offrirait rien de nouveau Moi, je me suis baigné dans le lac de Kachemir ; moi, j’ai visité Delhy : moi, j’ai chassé le tigre et l’éléphant sur les deux versants de l’himalava. C’est justement parce que je sais tout le plaisir que j’ai pris à ces divers exercices que je vous les conseille. Vous le savez, Mediana, la vie est une route où l’on ne revient pas sur ses pas. Je suis vieux, je suis marié, il faut que je reste à la cour ; j’ai ma destinée à accomplir.

MEDIANA.

Et moi aussi, duc. En vérité je ne comprends rien à votre fureur de me conseiller : l’autre jour vous vouliez que je prisse une maîtresse, aujourd’hui vous voulez que je conquière un monde. Vous me conseillez des choses ou trop simples ou trop difficiles.

LE DUC.

Voyons, comte, une dernière fois, réfléchissez.

MEDIANA.

Tout cela, duc, c’est de l’ambition, et je ne suis pas ambitieux.

LE DUC.

Oui, je conçois ; le léger manteau de poète sied bien mieux à la jeunesse et il suffit à l’homme sous le soleil de vingt ans. Et bien ! si vous ne voulez ni prendre une maîtresse, ni être ambassadeur, ni voyager dans l’Inde, mariez-vous au moins.

MEDIANA.

Duc, si vous ne paraissiez à beaucoup de gens de ma connaissance l’homme le plus sensé du monde, je dirais en vérité…

LE DUC.

Que je suis fou, n’est-ce pas ? Eh ! sans doute, le mariage, voilà encore une plaisante histoire ! D’ailleurs à quoi bon se marier, quand tout le monde est marié autour de nous, et, vive le ciel ! lorsque tous les amis qu’on a ont des femmes ?… Ô jeunesse, jeunesse ! J’ai été pourtant ainsi moi-même ! et maintenant vous le voyez, Mediana, je suis devenu un mari de bourgeoise humeur. Et c’est ici, Mediana, que je vous prie de remarquer l’injustice et l’égoïsme des hommes : il y a une personne qui trouve tout simple que je ne me fâche point de lui voir courtiser ma femme ; vous savez qui c’est, n’est-ce pas ?

MEDIANA.

Oui, vous m’avez dit son nom.

LE DUC.

Eh bien ! si cette personne qui convoite si publiquement le bien des autres, si cette personne venait à soupçonner qu’un cavalier en use vis-à-vis d’elle comme elle en use elle-même à mon égard, vous savez bien, Mediana, ce qui arriverait à ce cavalier ?

MEDIANA, ému et mécontent.

Il m’importe peu.

LE DUC.

Il ne vivrait pas une heure, Mediana.

MEDIANA, de même.

C’est bien.