Aller au contenu

Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/165

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
LE CIMETIÈRE DE SCUTARI.

sûr contemporains. Avec quel plaisir je les apercevais,

Noirs soupirs de feuillage élancés vers les cieux,
lorsque je revenais de mes excursions dans les Alpujarras, en compagnie du chasseur d’aigles Romero ou du cosario Lanza, monté sur une mule aux harnais couverts de fanfreluches et de grelots ! Mais retournons aux cyprès de Scutari, dignes de poser pour Marilhat, Decamps et Jadin.

À côté de chaque tombe on plante un cyprès ; tout arbre debout représente un mort couché, et, comme dans cette terre saturée d’engrais humain la végétation jouit d’une grande activité, et que tous les jours de nouvelles fosses se creusent, la forêt funèbre s’accroît vite en hauteur et en largeur. Les Turcs ne connaissent pas ce système de concessions temporaires et de reprises de terrain qui fait ressembler les cimetières de Paris à des bois en coupes réglées. L’économie de la mort n’est pas si bien entendue par ces honnêtes barbares : chaque mort, pauvre ou riche, une fois étendu sur sa dernière couche, y dort jusqu’à ce que les trompettes du jugement dernier le réveillent, et du moins la main des hommes ne l’y trouble pas.

Près de la cité vivante, la nécropole s’étend d’une façon indéfinie, se recrutant d’habitants paisibles et qui n’émigrent jamais. Les inépuisables carrières de Marmara fournissent à chacun de ces citoyens muets un poteau de marbre qui dit son nom et sa demeure, et, quoiqu’un cercueil tienne bien peu de place et que les rangs soient pressés, la ville morte couvre plus d’étendue que l’autre : des millions de trépassés gisent là depuis la conquête de Bysance par Mahomet II. Si le temps, qui détruit tout, même le néant, ne renversait les stèles tumulaires et ne les décoiffait de leurs turbans, et si la poussière des années, ces fossoyeuses invi-