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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/314

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CONSTANTINOPLE.

coup partit, et la mitraille ouvrit une rue sanglante dans les premiers rangs des rebelles ; l’action était engagée, l’artillerie tonna de toutes parts, une fusillade bien nourrie crépita comme la grêle sur les masses confuses des janissaires éperdus, et la bataille dégénéra bientôt en massacre. Ce fut une véritable boucherie ; on ne fit pas de quartier, les casernes où les fuyards s’étaient retranchés furent incendiées, et ceux qui avait évité le fer périrent dans les flammes. — On varie beaucoup sur le nombre des morts ; les uns le portent à six mille, les autres à vingt mille, quelques-uns plus haut encore. On jeta ces cadavres à la mer, et pendant plusieurs mois, les poissons, putréfiés de chair humaine, ne furent pas mangeables.

La rancune de sultan Mahmoud ne s’arrêta pas là. Quand on se promène dans le Champ-des-Morts de Péra ou de Scutari, on rencontre beaucoup de cippes décapités restés debout avec leur turban de marbre à leur pied, comme un homme sans tête : ce sont les tombes d’anciens janissaires que la mort n’a pas mis à l’abri de la colère impériale.

Cette terrible extermination fut-elle un bien ou un mal au point de vue politique ? — Mahmoud, en tuant ce grand corps, n’éteignit-il pas une des forces vives de l’État, un des principes de la nationalité turque ? Le progrès matériel accompli remplacera-t-il efficacement l’ancienne énergie barbare ? Dans le crépuscule qui se fait au déclin des empires, le flambeau de la raison vaut-il mieux que la torche du fanatisme ? Nul ne peut le dire encore. Mais des événements que tout le monde est à même de prévoir auront bientôt décidé la question, et l’œuvre de Mahmoud pourra être définitivement jugée. — Nous voici bien loin de notre humble besogne de daguerréotypeur littéraire. Retournons-y.

À quelque distance de l’Hippodrome, au milieu d’un terrain semé de décombres incendiés, s’ouvre, au revers d’une espèce