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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/355

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LE BOSPHORE.

riages renouvelés sans cesse. — Au milieu des grillages en baguettes de bois de cèdre, qui se croisent sur les fenêtres des appartements réservés aux femmes, s’ouvrent des trous ronds pareils à ceux pratiqués dans les rideaux de théâtre, et par lesquels les acteurs inspectent la salle et les spectateurs ; c’est par là qu’assises sur des carreaux, les belles nonchalantes regardent passer, sans être vues, les vaisseaux, les bateaux à vapeur et les caïques, tout en mâchant du mastic de Chio pour entretenir la blancheur de leurs dents.

Un étroit quai de granit, formant chemin de halage, sépare ces jolies habitations de la mer. En les côtoyant, le voyageur se sent pris, malgré lui, d’un vague désir de faire comme Hassan, le héros d’Alfred de Musset, et de jeter son bonnet par-dessus les moulins pour prendre le fez.

Près d’Arnaout-Keuï, l’eau du Bosphore bouillonne comme sur une marmite à cause d’un rapide courant appelé mega reuma (le grand courant) : l’eau bleue file comme la flèche le long des pierres du quai ; là, si robustes que soient leurs bras hâlés au soleil, les caïdjis sentent la rame ployer dans leur main comme une lame d’éventail, et s’ils essayaient de lutter contre ce flot impérieux, elle se romprait comme verre. Le Bosphore est plein de ces courants, dont les directions varient et qui lui donnent plutôt l’apparence d’un fleuve que d’un bras de mer.

Quand on arrive là, on jette de la barque un bout de cordeau à terre ; trois ou quatre hommes s’y attellent comme des chevaux de halage, et, courbant leurs fortes épaules, tirent l’embarcation, dont la proue fait jaillir un ruban d’écume blanche.

Le rapide franchi, on reprend l’aviron et l’on fend sans peine une eau morte. Au pied des maisons on voit souvent des groupes de trois ou quatre femmes turques, accroupies à côté de leurs enfants qui jouent ; sur le quai, des demoi-