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Page:Gautier - Constantinople, Fasquelle, 1899.djvu/81

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LA TROADE, LES DARDANELLES.

Comme à Londres, il n’y a pas de quais à Constantinople, et la ville plonge partout ses pieds dans la mer ; les navires de toutes nations s’approchent des maisons sans être tenus à distance respectueuse par un quai de granit. Près du pont, au milieu de la Corne-d’Or et au large, stationnaient des flottilles de bateaux à vapeur anglais, français, autrichiens, turcs : omnibus d’eau, watermen du Bosphore, cette Tamise de Constantinople où se concentrent tout le mouvement et toute l’activité de la ville ; des myriades de canots et de caïques sillonnaient comme des poissons l’eau azurée du golfe et se dirigeaient vers le Léonidas, mouillé à quelque distance de la douane, située entre Galata et Top’Hané. Dans tous les pays du monde, la douane a des colonnes et un architrave dans le goût de l’Odéon. Celle de Constantinople n’a garde de manquer à l’architectonique du genre. Heureusement, les baraques qui l’avoisinent sont si délabrées, si hors d’aplomb, si projetées en avant et s’épaulent les unes contre les autres avec une nonchalance si orientale, que cela corrige l’aspect classique de la douane.

Comme à l’ordinaire, le pont du Léonidas fut couvert en un instant d’une foule polyglotte : c’était un ramage à n’y rien comprendre de turc, de grec, d’arménien, d’italien, de français et d’anglais. J’étais assez embarrassé au milieu de ces charabias variés, quoique j’eusse avant de partir étudié le turc de Covielle et de la cérémonie du Bourgeois gentilhomme, lorsque apparut, dans un caïque, comme un ange sauveur, la personne à qui j’étais recommandé et qui parle à elle seule autant de langues que le fameux Mezzofanti ; elle envoya au diable, chacune dans son idiome particulier, toutes les canailles qui m’entouraient, me fit entrer dans sa barque et me conduisit à la douane, où l’on se contenta de jeter un coup d’œil distrait sur ma maigre malle, qu’un hammal chargea comme une plume sur son large dos.