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Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/166

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INTRODUCTION

l’œuvre de M. de Marchangy. Tous les partis, du reste, s’accordaient alors à s’occuper de Charlemagne, et la Caroléide du vicomte d’Arlincourt faisait écho au Charlemagne[1] de Lucien Bonaparte. L’Allemagne, cependant, continuait son petit train d’érudition, et Wilken publiait à Heidelberg des fragments du

    Navarre. Les tours de Pampelune et de Saragosse devant eux s’étaient abaissées et, sur leurs débris fumants, le vainqueur d’Agramant et de Ferragus le premier était apparu. Les lueurs de sa redoutable épée frappent d’un vertige imprévu le perfide Abutar, et, sur les bords de l’Èbre, l’altier Sarrasin voit l’arbre de son orgueil abattu.
       « … Les sommets des hautes Pyrénées répandaient une nuit éternelle sur cet étroit sentier que resserrent les escarpements des rochers sourcilleux, et que dominent des masses pendantes et des forêts redoutées. À travers ces horreurs et ces ombres sinistres, Roland passe avec sécurité. Tout à coup, un bruit sourd fait retentir la triple chaîne des échos sonores. Le preux, sans s’effrayer, lève les yeux et voit la cime des monts hérissée de Sarrazins nombreux.
       « Forts de leur nombre et, plus encore, de leurs postes inexpugnables, les lâches crient au héros qu’il faut mourir. La grêle qui, dans l’ardente canicule, écrase des moissons entières, est moins bruyante et moins obscure que la nuée de leurs flèches sifflantes. Leurs carquois s’épuisent, mais ils arrachent les mélèzes, les sapins et les cyprès ; ils font rouler des rochers énormes qui, dans leur chute, détournent le cours des torrents, entraînent les neiges amoncelées. L’onde égarée écume et mugit, l’avalanche tonne et foudroie, des gouffres nouveaux ouvrent leurs flancs ténébreux, d’où s’exhalent des feux souterrains. À cette image de destruction, à ce désordre des éléments confondus, on dirait qu’il faut que l’univers périsse pour que Roland périsse.
       « Ses compagnons ont disparu. Mais sanglant, mutilé, il se montre encore debout, et c’est lui qui menace. Il plane sur le chaos, il lutte avec la nature, il triomphe de la mort qui l’assiége sous mille aspects divers. Ô prodige d’un grand cœur ! audace d’un paladin immortel !… Pour la première fois, le désespoir hérisse sa chevelure et inonde ses membres nerveux d’une sueur écumante. Tantôt il saisit son épée et frappe en insensé les rochers qu’il fend, les arbres qu’il pulvérise…
       « Roland expirait. Les veines de son col robuste avaient éclaté, ses poumons déchirés vomissaient à longs flots son sang qui bouillonnait. Il expirait, et nos bataillons, entourant les bords de l’abîme, gémissent pendant trois jours sur le plus magnanime et le plus courageux des guerriers. » C’est à dessein que nous reproduisons ici cette citation déjà faite dans nos Épopées françaises (I, p. 609). Ce morceau véritablement trop d’importance, et nous montre trop bien comment la France de 1815 à 1820 comprenait notre légende.

  1. Le Charlemagne ou l’Église délivrée, par Lucien Bonaparte, est de 1815 ; la Caroléide, du vicomte d’Arlincourt, ne parut que trois ans après.