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Page:Gautier - Spirite (Charpentier 1886).djvu/152

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quoique arrivant d’Espagne, m’eussiez-vous pardonné la blancheur rosée de mon teint et l’or pâle de mes cheveux. Si vous étiez venu à ce dîner, votre vie et la mienne prenaient à coup sûr une autre direction. Vous ne seriez plus garçon, je vivrais, et je ne serais pas réduite à vous faire des déclarations d’outre-tombe. L’amour dont vous vous êtes épris pour mon ombre me permet de croire, sans trop d’orgueil, que vous n’eussiez pas été insensible à mes charmes terrestres ; mais cela ne devait pas être. Ce siège non occupé, qui m’isolait des autres convives, me paraissait un symbole de mon sort ; il m’annonçait l’attente vaine et la solitude au milieu de la foule. Ce sinistre présage n’a été que trop bien rempli. Mon voisin de gauche était, à ce que je sus depuis, un personnage académique fort aimable, quoique savant. Il essaya à plusieurs reprises de me faire parler, mais je ne répondais que par monosyllabes, et encore ces monosyllabes s’adaptaient si mal aux demandes, que l’interlocuteur rebuté me prit pour une sotte et m’abandonna pour converser avec son autre voisine.

À peine touchai-je du bout des lèvres à quelques mets ; je me sentais le cœur si gros que je ne pouvais manger. Le dîner se termina enfin et l’on passa au salon, et des causeries disséminées s’établirent selon les sympathies des convives. Dans un groupe assez rapproché du fauteuil où j’étais