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Page:Gervaise de Latouche - Histoire de Dom Bougre, Portier des Chartreux,1922.djvu/286

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-même ; j’étais un héros, et je ne suis plus qu’un… Meurs, malheureux, meurs ! Peux-tu survivre à cette perte ? Tu n’es plus qu’un eunuque !

La mort fut sourde à mes cris ; ma santé revint, je me rétablis ; mais ma débilité fit juger qu’on ne tirerait pas de moi les services qu’on en avait attendus et auxquels on m’avait destiné ; on me déclara que j’étais libre.

— Je suis libre, répondis-je au Supérieur qui me l’annonçait ; hélas ! à quoi va me servir cette liberté que vous me donnez ? Dans l’état cruel où je suis, c’est le présent le plus funeste que vous puissiez me faire. Mais, Monsieur, oserai-je vous demander le sort d’une jeune personne que l’on doit avoir amenée ici le même jour que moi ?

— Il est plus heureux que le vôtre, me répondit-il brusquement ; elle est morte dans les remèdes.

— Elle est morte ! repris-je, accablé de ce dernier coup ; Suzon est morte ! Ah ciel ! et je vis encore !

J’aurais dans le moment terminé mes jours si l’on n’avait arrêté l’effet de mon désespoir. On me sauva de ma propre fureur, et l’on me mit dans le chemin de profiter de la permission que l’on venait de me donner, c’est-à-dire à la porte.

Je restai un moment anéanti ; mes yeux seuls, en répandant des torrents de larmes, témoignaient que je vivais encore ; j’étais au dernier degré du désespoir et de la rage. Couvert d’un malheureux habit, ayant à peine de quoi vivre un jour, ne sachant où aller, je m’abandonnai dans les bras de la Providence. Je prenais le chemin de Paris, j’aperçus les murs des Chartreux : la profonde solitude qui y règne fit briller à mon esprit un trait de lumière. Heureux mortels ! m’écriai-je,