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Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/164

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m’empêcher d’aller voir le spectacle de la barrière du Trône. Par le chemin de ronde, qui va de la Rapée à l’avenue de Vincennes, des bourgeois emmitouflés, des femmes au nez rouge sous leurs voiles, traînant des enfants renifleurs : hommes, femmes, enfants interrogeant l’horizon.

Au haut des fortifications, se détache, dans le jour aigu, la silhouette ridicule d’un garde national, encapuchonné, à défaut de capot, dans le tartan de sa femme.

À la porte de Vincennes, étagée sur les traverses de bois, une population de mioches, battant la semelle de ses sabots, et annonçant d’avance à la foule, tout ce qu’ils aperçoivent par les meurtrières. Ils savent, ils connaissent tout, ces enfantins gamins, et l’un qui me rappelle le titi de l’exécution d’Henry Monnier, jette à un autre : « Ça, plus souvent un drapeau d’ambulance… c’est le drapeau blanc pour enlever les morts ! »

Je reviens en chemin de fer avec deux soldats de ligne. Ils se plaignent de n’avoir point dormi depuis cinq jours : « On nous a repris nos couvertures, dit l’un, il faut nous coucher, comme nous sommes là, sur la terre. Pas de tente ! Pas de paille ! rien. Vous concevez, ça n’est pas possible, on allume du feu, on se chauffe, on bat la semelle. » « J’ai mal aux yeux, ajoute l’autre, j’ai mal aux yeux comme tout, aujourd’hui, c’est du bois vert qu’on brûle, le vent vous chasse la fumée dans les yeux ; si ça dure un mois, il me semble que je serai tout à fait aveugle. »