Aller au contenu

Page:Goncourt - Journal, t4, 1892.djvu/339

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

D’autres, tout pénétrés de pluie, croisent contre leur poitrine un maigre paletot, où un morceau de pain fait une bosse. C’est du monde de tous les mondes, des blousiers aux dures figures, des artisans en vareuses, des bourgeois aux chapeaux socialistes, des gardes nationaux qui n’ont pas eu le temps de quitter leurs pantalons, deux lignards à la pâleur cadavéreuse : des figures stupides, féroces, indifférentes, muettes.

Chez les femmes, c’est la même confusion. Il y a aux côtés de la femme en marmotte, la femme en robe de soie. On entrevoit des bourgeoises, des ouvrières, des filles, dont l’une est costumée en garde national. Et au milieu de tous ces visages, se détache la tête bestiale d’une créature, dont la moitié de la figure est une meurtrissure. Aucune de ces femmes n’a la résignation apathique des hommes. Sur leurs figures est la colère, persiste l’ironie. Beaucoup ont l’œil comme fou.

Parmi ces femmes, il en est une singulièrement belle, belle de la beauté implacable d’une jeune Parque. C’est une fille brune, aux cheveux crêpés et bouffants, aux yeux d’acier, aux pommettes rougies de larmes séchées. Elle est piétée dans une pose de défi, agonisant officiers et soldats d’injures, d’injures qui sortent de lèvres et d’un gosier si contractés par la colère, qu’elles ne peuvent se traduire par des sons, dans des paroles. Sa bouche, à la fois rageuse et muette, mâche l’insulte, sans pouvoir la faire entendre.