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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/165

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transforme de nouveau : il acquiert une résonance profonde et douloureuse qu’il n’avait peut-être jamais eue à aucune époque de l’histoire. Ce n’est plus, ainsi que chez Sapho ou dans le Cantique des cantiques, un sentiment tout instinctif, naïf et borné comme ce qui est purement naturel ; la passion moderne, pleine du moderne « tourment de l’infini, » déborde en idées philosophiques et métaphysiques : c’est ce qui en fait l’originalité et la valeur, au point de vue même de l’art. « L’immense espérance » dont parlent nos poètes est, après tout, un espoir métaphysique ; Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité ; » il va jusqu’à la prêter à son don

    car je suis maladedl’amour. Que sa main gauche soit sous ma tête, et que sa main droite m’embrasse !… Que tu es belle, au milieu des délices ! Ta taille ressemble au palmier, et tes seins à des grappes. Je me dis : Je monterai sur le palmier, j’en saisirai les rameaux ! » Cet enivrement d’amour ne peut aller sans la jalousie : aussi le poète ne les sépare-t-il pas et les chante-t-il avec le même enthousiasme : « L’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Éternel. Les grandes eaux ne peuvent éteindre l’amour et les fleuves ne le submergeraient pas. » Dans l’Imitation, nous retrouverons le même mouvement lyrique, bieu plus, les mêmes métaphores, comme celles des grandes eaux et de la flamme ; mais toute la portée en est changée : la flamme dont il s’agira n’est plus celle qui brûle et dévore, c’est celle qui, légère, s’échappe vers le ciel dans un élan. « Celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l’arrête. Il donne tout pour posséder tout… L’amour ne connaît point de mesure, mais, comme l’eau qui bouillonne, il déborde de foules parts… Aucune fatigue ne le lasse, aucuns liens ne l’appesantissent, aucunes frayeurs ne le Iroublent ; mais, tel qu’une flamme vive et pénétrante, il s’ouvre un passage à travers tous les obstacles et s’élance vers le ciel.. Si quelqu’un aime, il entend ce que dit cette voix. »