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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/166

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Juan idéalisé ; il compare le désir cloué sur terre et aspirant toujours en haut à un aigle blessé qui meurt dans la poussière, « l’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil » (Namouna). La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au delà, c’est que sa croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit : « ce monde est un grand rêve, » une « fiction, » derrière laquelle on n’entrevoit rien qu’un « être immobile qui regarde mourir. » (Souvenir)[1]. Nous ne pouvons ni sortir pour toujours de « cette hideuse

  1. Dans les vers curieux de l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Sctiopenhauer :


                                            ALBERT.

    Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
    Les dieux n’ont pas tout dit à la matière impure
    Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
    C’est une vision que la réalité.

    Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
    Qu’on prononce au hasard et qu’on croit échanger,
    Entre deux froids baisers quelques rires frivoles.
    Et d’un être inconnu le contact passager.
    Non, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même un rêve…

                                         RODOLPHE.

    Quand la réalité ne serait qu’une image,
    Et le contour léger des choses d’ici-bas.
    Me préserve le ciel d’en avoir davantage !
    Le masque est si charmant que j’ai peur du visage,
    Et même en carnaval je n’y toucherais pas.

                                            ALBERT.

    Une larme en dit plus que tu n’en pourrais dire.


    On voit par ce dialogue comment deux formes opposées d’un même sentiment, l’amour, finissent, en se développant parallèlement, par engendrer deux conceptions différentes du monde et de la vie humaine, l’une matérialiste, l’autre idéaliste.