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Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/268

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qui sont déjà des vers ; il y a une sorte de poésie sans paroles, d’harmonie délicieuse des pensées entre elles qui ne demande qu’à s’exprimer, à devenir sensible pour l’oreille. Cette belle jeune fille de la légende dont chaque parole faisait sortir un joyau de sa bouche, c’est la poésie ; la pensée du poète, vivante et frémissante encore, vient s’enchâsser dans l’or et le diamant : on ne peut plus l’en séparer sans la briser.

Bien avant de subir l’influence de la rime, la pensée du poète diffère donc en sa marche de celle du prosateur, l’une étant toute droite pour ainsi dire, l’autre ondulant à travers le flux et le reflux des strophes. La rime, nous l’avons vu, accentue encore cette différence. Il serait absurde de soutenir que la rime n’agit pas ou ne doit pas agir sur la pensée du poète (quoiqu’il soit encore plus absurde de voir en elle un moyen infaillible de fournir l’idée). La vérité est que, dans l’esprit du poète, la rime et la pensée s’influencent l’une l’autre, s’attirent et gravitent pour ainsi dire l’une autour de l’autre sans jamais confondre entièrement leur marche et sans jamais se heurter. L’association des résonances et celle des idées doivent aller de front ; mais c’est dans l’inspiration seule que ces deux tendances distinctes — rapprocher les mots et enchaîner les idées — se coordonnent parfaitement : alors elles réagissent l’une sur l’autre de la façon la plus heureuse. C’est ainsi que dans une symphonie, où le musicien doit adapter l’une à l’autre deux phrases musicales, il peut, soulevé quelquefois par l’inspiration, les écrire toutes deux ensemble et mettre dans chacune prise à part plus de