Aller au contenu

Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 28 —

Des blessés rampaient sur le sol espérant atteindre l’ambulance. D’autres gisaient, exténués, attendant du secours…

— Emportez-moi !…

— Maman, maman !

Verhoef écoutait à nouveau, mais il était là, impuissant. Il ne pouvait quitter son poste, car un deuxième assaut pouvait avoir lieu d’un moment à l’autre. Les brancardiers viendraient tantôt et transporteraient les infortunés au couvent de Pervyse.

Un gémissement se fit entendre près de lui.

Le lieutenant se pencha…

C’était un de ses hommes…

— Wallyn, c’est toi ? demanda Verhoef.

— Oui, lieutenant… mes yeux… oh, mes yeux… je vais mourir.

— On va venir te chercher… Je vais te panser provisoirement…

— Oh, mes yeux… je meurs… Ma femme ! Mes enfants !…

Se courbant davantage, Verhoef fit rayonner la lumière de sa lampe électrique sur le visage du blessé. Un frisson le parcourut… Il ne voyait que du sang… toute la figure ne formait qu’une tache noirâtre…

— Oh, mon Dieu, ma femme, ânes enfants ! se lamentait l’infortuné… Je ne les reverrai plus…

— Brancardiers ! cria Verhoef.

Mais personne ne vint…

Il y avait partout des blessés… et quiconque avait encore la force, implorait pour être transporté…

— Mon Dieu, ma femme… mes petits enfants ! gémissait Wallyn. Lieutenant ! dit-il plus fort.

— Qu’y a-t-il, mon ami ?

— Vous leur apprendrez la nouvelle… mais prudemment… que j’ai succombé…

— Mais on va te transporter…

— Ce sera trop tard… Et écrirez-vous, que je bénis mes enfants… le petit Jean, Mariette et Gérard et que j’adresse ma dernière pensée à ma femme… Qu’en diront-ils, mon Dieu !…

Le blessé dit ces paroles en sanglotant…

— Brancardiers ! criait Verhoef, à nouveau. N’y en a-t-il donc pas ! clama-t-il énervé…

Mais d’autres gémissements répondirent à son appel.

— Maman, maman !…

— À boire… à boire…

— Je meurs…

Ou bien c’étaient des cris de douleur, des lamentations, des gémissements, des râles…

Ils étaient légion ceux qui devaient être secourus, qui attendaient des soins… Des blessés s’agrippaient en implorant à des camarades :

— Aidez-moi, portez-moi !

— Ayez pitié !…

Et ces supplications se faisaient entendre tant en français qu’en flamand, le sang commun de tous les fils de la patrie se mariait en de larges mares.

— Lieutenant ! dit Wallyn, à nouveau…

L’infortuné essayait de se relever.

— Oui, mon ami ?

— Vous ferez ainsi que je vous l’ai demandé. Ma bénédiction à tous mes petits enfants…

— Oui…

— Oh, ma pauvre femme… mes pauvres petits mioches… Oh, mon Dieu… ces maudits Allemands… Pourquoi vinrent-ils… ici… ! Ma femme… Mes enfants…

— Les brancardiers vont venir te chercher…

— Ce sera trop tard… Ma vue se voile déjà…

— Tu as soif ?

— Non… ma femme… mes enfants…

Et le moribond ne cessait de répéter les mêmes paroles… il éprouvait âprement le lien qui allait être coupé, qui allait le ravir à la tendresse des siens et cette convulsion morale était plus horrible que les douleurs physiques…

Verhoef se sentait impuissant…

S’il avait pu disposer de quelques hommes pour transporter Wallyn et d’autres blessés à l’ambulance, il aurait été heureux, mais il fallait se battre à outrance… il fallait résister jusqu’à la mort… on ne pouvait pas fléchir…

C’était l’ordre…

L’exécution exigea de multiples sacrifices… la bataille dégénérait en un champ de carnage…

Résister et veiller…

Ce fut en ce moment que le lieutenant éprouva toute l’horreur, toute la cruauté de la guerre…

Et il ne voyait pourtant qu’un seul endroit, qu’un coin minuscule de l’immense tuerie…

Il ne voyait pas le blessé qui avait une jambe emportée par un boulet de canon et qui perdait du sang à flots…

Il ne voyait pas le malheureux à qui un éclat d’obus avait déchiqueté la mâchoire inférieure et qui ne parvenait même plus à crier à l’aide…

Il ne voyait pas le moribond qui gisait là, la poitrine béante et dont les intestins sortaient du ventre…

Mais il entendait le cri de détresse de Wallyn mourant, invoquant sa femme et ses enfants… quoique sa face ne formât plus qu’une épaisse croûte de sang… et Verhoef maudissait la guerre…

Mais on ne fléchirait pas…

Le roi Albert qui partageait les dangers de ses soldats, l’avait ordonné !

Pendant quelques instants, Wallyn ne se plaignit plus qu’en sourdine…

— Lieu… te… nant !… cria-t-il soudain.

Verhoef se pencha sur lui ; le blessé respirait avec difficulté…

— Mes… en… fants…

Ce fut son dernier mot.

Le lieutenant étouffa un sanglot…