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Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/73

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lorsqu’ils reverront leur père ainsi mutilé ? Et qui donc leur fournira le pain quotidien ? cria désespérément un blessé assis à côté du lieutenant et qui était amputé du bras gauche.

— Oh ! je voudrais qu’ils se taisent ! répondit Verhoef.

— Ils sont pourtant bien intentionnés.…

— Oui, ils sont bien intentionnés…

— Mais c’est triste d’être plaint de la sorte… c’est pénible lorsqu’on se rappelle avoir été un des plus robustes gars de la paroisse…

Une file de wagons chargés de renforts de troupes passa à nouveau.

Le train qui transporta Paul et ses compagnons d’infortune continua sa route. Il ne s’arrêta heureusement pas à Gravelines et les blessés ne virent la foule que l’espace d’un moment.

Verhoef songeait toujours à cette poésie relative aux tombeaux. L’herbe qui efface…

— Non, dit-il, Berthe ne m’oublierait pas… Et moi, je ne peux pas mourir pour elle… Mais, pourtant, m’est-il permis de l’épouser ?… J’étais robuste et fort avant mon infirmité… Serais-je si faible maintenant que je faillirais dans la lutte pour le devoir ? Et n’est-ce pas mon devoir de lui rendre la liberté, à présent ! Oh, Berthe, Berthe, que ce sacrifice me parait cruel !…

Calais était la gare terminus… Verhoef espérait que le voyage se terminerait ici. Quoique le trajet n’avait pas été fort long, la route parcourue avait paru longue par suite des arrêts multiples et des trains qu’on avait croisés presque sans interruption. Les blessés étaient fatigués des secousses et des trépidations.

Des autos attendaient à la gare.

Verhoef fut transporté dans l’une d’elles.

Ici aussi, la foule acclamait les Belges.

— De grâce ! pas de bruit ! implorait le malheureux.

Toutes ces manifestations le peinaient.

Dans la ville, il vit un groupe de soldats légèrement blessés. En trois jours, par étapes successives, ils avaient effectué à pied, boitant, se traînant, les trente-sept kilomètres qui séparent Dunkerque de Calais, en passant par Gravelines et Pont d’Oye. Des civils entouraient les soldats. Hommes et femmes portaient les havre-sacs, les fusils, les cartouchières des militaires, soutenaient les plus faibles, manifestaient autant qu’il était en leur pouvoir, leur sympathie et leur pitié. Calais regorgeait de blessés. Toutes les fabriques et les édifices publics étaient réquisitionnés pour les troupes et de nombreux habitants d’un geste spontané, offraient l’hospitalité aux soldats. Chacun se dévouait dans la mesure de ses moyens, car la ville n’était pas encore suffisamment aménagée pour recevoir le flot des victimes de la guerre. Les militaires les plus gravement blessés étaient soignés les premiers. On transporta le lieutenant Verhoef dans un vaisseau hôpital qui était excellemment aménagé. L’intérieur se composait de trois grandes chambres pouvant grouper 140 hommes et dont les lits étaient superposés en trois rangées.

On réserva un appartement particulier pour Verhoef…, mais il demanda à pouvoir rester parmi les soldats. Il avait une aversion pour les mesures d’exception réservées aux officiers.

Des marins français dont le navire était ancré au port, vinrent à bord, chargés de poisson frit et de pommes de terre. Leurs bons yeux reflétaient une sincère pitié pour les Belges avec lesquels ils lièrent immédiatement une cordiale conversation, admirant les fusils et les baïonnettes et s’extasiant sur la besogne formidable que ces armes avaient accomplie.

Des dames s’amenèrent à bord avec des brassées de cadeaux.

— Je voudrais pouvoir me reposer, pensa Verhoef. Il regrettait en ce moment de ne pas avoir accepté la chambre particulière qu’on lui avait offerte. Tout ce va et vient, quoiqu’il fut animé des meilleures intentions, le gênait. Les visites cessèrent cependant relativement vite. Le calme règna bientôt dans les salles, et se propagea par tout le navire qui portait tant de mutilés et d’épaves humaines en son sein.

— Berthe ! Berthe ! répétait Verhoef en pleurant.

Où était-elle ? Où était son père ?

S’étaient-ils enfuis ou étaient-ils restés dans cette tourmente de la mort ?

Étaient-ils blessés, morts peut-être ?…

Si elle avait dû périr par la mitraille ennemie, il implorerait Dieu de mettre fin à sa vie, pour pouvoir trouver le repos sous l’herbe qui efface.

Mais comment aurait-il des nouvelles ?

Il se rappela ce dernier soir passé dans la bonne vieille et hospitalière maison à Dixmude !

Oh, malédiction, quelles choses affreuses s’étaient donc passées depuis lors ! Tout ce terrible drame de l’Yser !

Et Antoine Deraedt ! Où était-il son cher ami ? Était-il mort où en convalescence ?

Le sommeil le tenailla enfin et mit fin à ses angoissantes réflexions. Le corps fatigué exigeait du repos et le pauvre lieutenant qui avait largement payé son tribut à la patrie, s’endormit.

Ce sommeil lui fut salutaire car au matin il était plus courageux et plus optimiste que la veille.

Il devait partir à nouveau ; ainsi que beaucoup d’autres blessés on le transporterait en Angleterre. C’était nécessaire d’ailleurs car les convois de blessés devenaient de plus en plus nombreux et il fallait faire place pour les nouveaux arrivants…

C’était en vain que le lieutenant Verhoef demanda à pouvoir rester… Le soleil n’avait pas atteint son périhélie qu’il vit disparaître la côte française. Il pleurait Berthe maintenant, sa mutilation, sa pauvre patrie, cette affreuse détresse engendrée par cette guerre cruelle.