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Page:Hans - À L'Yser, 1919.djvu/74

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XIV.

Un entre mille.


— Nous lui avons réservé une chambre particulière… dit doucement la religieuse au médecin. Il gênait les autres… écoutez…

Une voix sauvage résonnait à travers l’ambulance sise dans une rue calme à Furnes.

Le docteur entra dans la chambre où Antoine Deraedt était en proie à une fièvre violente.

Pâle d’émotion, une religieuse se trouvait à son chevet…

— Vous pouvez l’aider ? demanda-t-elle, à voix basse…

— La crise ne sera pas longue… c’est la dernière.

— En avant ! criait le blessé agitant à tours de bras, le linge humecté que la religieuse lui avait posé sur la tête. Suite au drapeau !… En avant !… On les refoulera par-delà l’Yser, ces vauriens… il le faut, ils ne prendront pas notre dernier lopin de terre. Vive le Roi !… En avant les gars… Sus à la baïonnette !… Lieutenant, nous resterons ensemble et, qui de nous deux survivra, avertira la famille du défunt. Ce grand diable que voilà, je vais l’abattre… En avant, en avant !…

Le malheureux se dressa sur son séant… agitant furieusement les bras… Les yeux roulaient dans leurs orbites et l’écume lui couvrait la bouche. Le pansement se détacha, le sang gicla sur la charpie blanche, sur les couvertures et les draps de lit.

Poussant un cri perçant, Antoine s’affala.

— Maman ! Maman ! gémit-il… Maman ! je meurs… Lieutenant, aide-moi, je t’ai aidé aussi… Vous êtes-là, mademoiselle Berthe ?… Maman !…

Le docteur se pencha sur le malade… c’est à dire sur le moribond que la fièvre dévorait ; il remit le pansement en prononçant quelques mots de consolation, enjoignant au calme…

— Maman doit venir… N’est-elle pas encore ici ?… Je suis touché, mon Dieu… Oh, ces maudits Allemands… pourquoi nous entraînèrent-ils dans cette malheureuse guerre ? Oh, les lâches damnés ! Une si grande nation faisant une guerre meurtrière à un infime petit pays… Mais ils ne franchiront pas l’Yser, ils ne passeront pas !… — Sa voix s’enfla… Par Dieu et tous les Saints, ils ne passeront pas !… ils ne franchiront pas l’Yser, ils ne fouleront pas le dernier recoin de la patrie ! En avant mes amis, en avant, chassons-les, chargeons à la baïonnette… faisons couleur- ce sang impur… ils n’iront pas plus loin… ils n’incendieront et ne tueront pas de ce côté… abattons-les… ce grand diable là, cet infâme coquin, je m’en charge… Vive le Roi ! Vive la Belgique !… Il s’était redressé à nouveau en son délire, frappait des pieds et des mains, les yeux injectés de sang, les traits contractés de rage.

Mais soudain il s’affala exténué, dans ses coussins et ainsi que le médecin l’avait prédit, c’était bien sa dernière crise, c’était la fin. La mort saisissait sa proie, cette vie, une parmi des milliers…

Antoine Deraedt était dans le coma… Se penchant sur lui, la religieuse sembla entendre le mot « maman » en un dernier souffle, mais après cette crise violente, la vie s’en allait lentement et avant que le soir crépusculaire eut tacheté la chambre de son ombre, un cadavre gisait sur le lit…

C’était un entre mille…

Antoine Deraedt fut enterré au cimetière de Furnes. Une croix en bois orna sa tombe… et lorsque le fossoyeur la planta en terre, les sons harmonieux d’une musique résonnèrent. Sur la superbe Grand’place de Furnes, devant le palais de justice et les fières façades des vieilles maisons, à l’ombre du beffroi et des tours des églises de Ste-Walburge et de St-Nicolas, de courageux régiments défilaient devant le roi Albert et le président de la République française…

Combien donc parmi ces fiers et vaillants soldats qui défilaient alertement au son d’une marche vibrante devant ces chefs d’États, étaient déjà marqués du sceau de la mort ! Combien d’entre eux succomberaient encore dans cette lutte cruelle pour le dernier lopin de patrie, où les Allemands n’avaient pu substituer à notre drapeau tricolore, symbole du martyrologe, celui de l’oppression et de la tyrannie.

Ils étaient plein de vie nos vaillants héros qui avaient affronté la mort, bravant le feu et la mitraille, circulant au milieu de cet enfer qui faisait trembler le sol et vibrer l’air, qui se battirent parmi les blessés hurlant de douleur et trempant la terre de leur sang…

C’était pour le Droit !…

Ils ne se battaient pas pour conquérir du pays ou pour satisfaire la gloire de leur roi…, pour offrir la grandeur et la puissance à leur royaume… Ils luttaient pour reconquérir ce qui leur avait été volé, pour venger ce qui avait été violé, pour libérer les leurs qui souffraient sous le joug de l’ennemi et pour affranchir leur pays.

On ne voulait pas de l’oppression et de l’esclavage… Ils n’avaient pas troublé la paix, les habitants du petit pays qui n’enviait d’autre évolution, d’autre grandeur que celle du travail honnête englobant le commerce, l’industrie et les arts…

Les sacs de Visé, de Dinant, de Louvain et de Termonde ne suffisaient pas ; l’ennemi continuait à détruire et à ravager tout ce qui se trouvait à sa portée… Tout ce que la patrie recélait en fait de pieux legs devenait la cible de la mitraille teutonne, qui pulvérisait indistinctement villes et villages ; tuant les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants… Alors que la Belgique ne songeait nullement à un conflit, ces hordes barbares avaient sou-