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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/2

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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
HOFFMAN
ILLUSTRÉ
PAR FOULQUIER
TRADUCTION DE LA BÉDOLLIÈRE

CONTES DES FRÈRES SÉRAPION.


— Que l’on s’arrange comme l’on voudra, il n’en est pas moins certain que l’on ne peut s’empêcher d’être amèrement convaincu que rien de ce qui s’est fait sur terre ne se représente plus une seconde fois. La maîtresse que nous avons quittée, l’ami dont il nous a fallu nous séparer sont perdus à jamais pour nous. Ceux qui se revoient après bien des années ne sont plus les mêmes que lorsqu’on a pris congé d’eux, et ils ne nous retrouvent plus aussi.

Ainsi parlait Lothaire en se levant vivement de sa chaise et en s’avançant vers la cheminée les bras croisés l’un sur l’autre, et il regardait d’un air sombre le feu qui claquait gaiement.


Teresina et Lauretta dans le bosquet.


— Et pourtant, répondit Théodore, je te retrouve après douze ans d’absence tout à fait le même, en ce point que tu te laisses aller comme autrefois aux mêmes accès d’humeur noire. Nous sommes ici tous des artistes liés jadis par un généreux élan vers la science et l’art, et que la tempête qui s’est déchaînée pendant ces dernières années pouvait séparer à jamais. Le sort nous a permis de jeter l’ancre dans le même endroit. Nous voilà ici tourmentés de l’enthousiasme de notre amitié de nouveau florissante, et jusqu’à présent personne de nous n’a avancé que des choses sans valeur et ennuyeuses à l’excès. Et tout cela parce que nous sommes de grands enfants qui croyions que nous allions à l’instant même retrouver cette mélodie interrompue depuis douze années. Ainsi, pensions-nous, Lothaire nous ferait quelque lecture amusante, Cyprien apporterait un poëme fantastique, ou un opéra dont je commencerais à essayer à l’instant la musique sur ce pauvre piano à l’en faire craquer, ou bien Oltmar nous parlerait de quelque nouvelle découverte, ou nous proposerait d’étranges projets. Oui, certainement, nous ne sommes plus les mêmes. Les temps désastreux que nous avons dû passer n’ont-ils pas laissé dans notre âme une trace sanglante ? Il est possible que bien des splendeurs d’autrefois soient maintenant sans éclat à nos yeux habitués à une plus forte lumière ; mais la pensée intérieure où notre amitié avait pris naissance est restée la même. Chacun de nous croit des autres qu’ils