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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/3

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sont restés digne de son amitié. Oublions donc les anciens temps et les habitudes anciennes et cherchons à former entre nous une nouvelle chaîne.

— Rendons grâce à Dieu, interrompit Oltmar, que Lothaire nous ait trouvés insupportables, et que toi, Théodore, tu aies chassé à l’instant le petit démon qui nous gênait et se moquait de nous. Je commençais à me mettre de mauvaise humeur, lorsque Lothaire a éclaté. Maintenant je regarde les préliminaires de notre nouvelle alliance comme solennellement posés, et j’arrête que nous nous réunirons chaque semaine un jour convenu.

— Très-bien ! s’écria Lothaire, et ajoute quelques conventions, comme par exemple que l’on pourra parler ou ne pas parler de ceci et de cela, ou que l’on sera tenu d’avoir beaucoup d’esprit, ou bien que nous mangerons chaque fois une salade de sardines.

— Oui, dit Oltmar, j’ai vu des clubs organisés comme un royaume ; il y avait un roi, un ministre, un conseiller d’État, et cela était ainsi établi pour bien manger et boire encore mieux. La réunion avait lieu dans l’hôtel de la ville le plus renommé pour sa cuisine et ses vins, et l’on y tenait des conférences où l’on discutait solennellement et sérieusement sur la qualité des plats et du vin.

— Puisque vous en êtes sur les clubs, reprit Lothaire, laissez-moi vous parler du club le plus simple qu’il y ait jamais eu sur la terre.

Dans une petite ville frontière de la Pologne, que les Prussiens possédaient autrefois, les deux seuls officiers étaient un vieux capitaine invalide et le chef de l’octroi. Tous les deux se rendaient chaque jour à cinq heures précises dans la seule taverne de l’endroit et allaient prendre place dans une chambre expressément réservée pour eux. Le chef de l’octroi était ordinairement assis un pot de bière devant lui et la pipe à la bouche quand entrait le capitaine. Celui-ci s’asseyait en disant au chef de l’octroi assis en face de lui :

— Comment vous va, camarade ?

Puis il allumait sa pipe déjà bourrée d’avance, tirait une gazette de sa poche, commençait à lire attentivement la feuille, et la passait la passait, quand il l’avait terminée, au chef de l’octroi, qui la lisait à son tour. Sans se dire un seul mot, ils se lançaient des bouffées de tabac au visage jusqu’au coup de huit heures ; alors le chef de l’octroi se levait, débourrait sa pipe, et quittait la taverne en disant :

— Cela va assez bien, camarade !

Tous les deux nommaient très-sérieusement ce club Notre-Ressource.

— L’histoire est charmante ! dit Théodore.

— Voyons, dit Cyprien, tressons de nouveau ce lien que nous avons filé pendant douze années sans nous inquiéter si nous n’avons plus les mêmes costumes. Je donne ma voix à la proposition avancée par Oltmar de nous réunir une fois par semaine un jour convenu.

— Accordé ! s’écria Lothaire ; et pour sortir de suite d’une foule d’observations de tout genre, Cyprien va nous raconter ce qui lui trotte dans l’esprit et le rend si sérieux.

— Rien pourtant, reprit Cyprien, ne serait moins propre à nous rendre notre ancienne gaieté que le récit de l’aventure qui me préoccupe en ne moment. Vous la trouverez étrange et sans intérêt. Il y là un caractère très-sombre, et j’y joue continuellement un mauvais rôle.

— Raconte toujours, s’écria Théodore.

— Soit, répondit Cyprien. Et après avoir regardé devant lui pendant quelques minutes, il commença ainsi :


SÉRAPION.

— Vous savez que je demeurai quelque temps (Il y a de cela plusieurs années) à B…, localité située dans la plus gracieuse contrée du sud de l’Allemagne. Selon ma coutume, j’entreprenais seul et sans guide de grandes promenades. Il arriva qu’une fois je pénétrai dans une épaisse forêt, et là plus je cherchais chemin et sentier, plus je perdais jusqu’à la moindre trace du pas des hommes. Enfin la forêt devint moins serrée, et j’aperçus devant moi, à peu de distance, un homme en robe brune d’hermite, un large chapeau de paille sur la tête, la barbe longue et en désordre. Il était assis sur un morceau de rocher, tout près d’un précipice. Les mains jointes, il regardait tout pensif les lointains. Cette apparition avait quelque chose d’inusité, d’étrange ; je me sentis un léger frisson, et il est difficile de s’en garantir lorsqu’on voit tout à coup en réalité une chose que l’on n’a seulement vue jusqu’alors que dans des gravures ou des livres.

Je voyais un anachorète des anciens temps de la chrétienté assis devant moi dans les montagnes sauvages de Salvator Rosa. Je réfléchis bientôt que la vue d’un moine voyageur n’avait rien de bien surprenant dans ces contrées, et je m’avançai droit sur cet homme, en lui demandant le plus court chemin pour sortir de la forêt et me rendre à B… Il me mesura d’un sombre regard et me dit d’une voix solennelle :

— Tu es bien hardi et bien impudent d’interrompre par une sotte demande la conversation que j’ai en ce moment avec les dignes hommes assemblés autour de moi. Je sais bien que c’est de ?? me voir et d’entendre mes paroles qui t’a conduit dans ces ??, mais tu vois que je n’ai pas en ce moment le temps de converser avec toi. Mon ami Ambrosius des Camaldules va à Alexandrie, va avec lui.

Alors l’homme se leva et descendit dans la vallée. Je croyais rêver. J’entendis dans le voisinage le bruit d’un chariot, et me frayant un chemin à travers les broussailles, j’arrivais à un sentier des bois et je vis devant moi un paysan qui conduisait une voiture à deux roues ; j’allai rapidement vers lui ; il me remis bientôt sur le chemin de B….

Je lui racontai mon aventure chemin faisant, et je lui demandai quel était le singulier homme de la forêt.

— Ah ! mon cher monsieur, répondit le paysan, c’est un digne homme que l’on appelle le prêtre Sérapion, et il habite déjà depuis plusieurs années une petite cabane qu’il s’est bâtie lui-même. Les gens disent qu’il n’a pas la tête tout à fait saine, mais c’est un homme brave et pieux qui ne fait de mal à personne, édifie le village par des discours religieux et fait tout le bien qu’il peut faire. J’avais rencontré mon anachorète à deux petites lieues de B… Là, on devait en savoir davantage, et cela était en effet. Le docteur S… m’apprit toute son histoire.

Ce solitaire était autrefois une des têtes les plus intelligentes et les plus remplies de science qu’il y eût à M… En outre, il était de grande naissance, ce qui fit naturellement qu’à peine au sortir de l’université il fut employé dans une affaire diplomatique, où il déploya beaucoup de zèle et de probité. Il joignait à ses connaissances un charmant talent poétique ; tout ce qu’il écrivait était illuminé d’une fantaisie brûlante, d’une sorte d’esprit qui tendait aux plus creuses profondeurs. Sa bonne humeur excessive le rendait, ainsi que sa bonté, le plus aimable compagnon que l’on pût trouver. De grade en grade il était parvenu à être désigné pour remplir une place importante dans une ambassade, lorsqu’il disparut de M… de la manière la plus inconcevable.

Toutes les recherches furent inutiles, et chaque présomption vint échouer devant l’événement qui se passa alors.

Quelque temps après, dans les montagnes, au fond du Tyrol, parut un homme qui couvert d’une robe brune allait prêchant dans les villages, et se retira ensuite dans la forêt la plus sauvage, où il vécut en solitaire. Le hasard voulut que le comte P… aperçut le visage de cet homme, qui se donnait pour le prêtre Sérapion. Il reconnut en lui son malheureux neveu, qui avait disparu de M….

On s’empara de lui, il devint furieux, et tout l’art des médecins les plus célèbres de M… fut impuissant à le guérir. On le conduisit dans une maison d’aliénés, et l’on parvint, grâce à la profonde science du docteur, à calmer au moins les accès de frénésie auxquels le malade était sujet. Soit que le médecin, par suite d’une de ses théories, lui en donnât l’occasion, soit qu’il en trouvât lui-même les moyens, toujours est-il qu’il s’enfuit et demeura longtemps caché. Sérapion reparut enfin dans la forêt qui se trouve à deux lieux de B…, et le médecin déclara que si l’on voulait avoir un peu de pitié pour ce malheureux et ne pas le jeter dans de nouveau accès, il fallait le laisser dans la forêt vivre à sa guise en pleine liberté et qu’il répondait qu’il ne ferait aucun mal. La grande réputation du médecin fut un gage suffisant. La police se contenta de recommander aux autorités du village d’exercer leur surveillance sur cet infortuné et la suite confirma les assurances du médecin. Sérapion sa bâtit une jolie hutte, même assez commode vu les circonstances ; il se fit une table et une chaise, se tressa une natte de jonc pour lit, et s’arrangea un petit jardin où il planta des légumes et des fleurs ; et à l’exception de l’idée fixe qu’il était le solitaire Sérapion, qui s’était enfui sous le règne de l’empereur Déclus dans les déserts de la Thébaïde, et avait souffert à Alexandrie la mort du martyre, il garda toute son intelligence. Il pouvait tenir les discours les plus remarquables où assez souvent même apparaissaient les traces de cette finesse d’esprit et de cette gaieté qui vivifiaient autrefois sa conversation. Au reste le médecin l’avait déclaré incurable et avait très-sérieusement défendu d’essayer de le rendre au monde et à ses anciennes relations.

Vous croirez facilement que mon anachorète ne me sortit plus de l’esprit, et que j’éprouvai un irrésistible désir de le revoir. Mais figurez-vous ma sottise, je n’avais rien moins en tête que de détruire complètement l’idée fixe de son rôle de Sérapion. Je lus Pinel, Reil, enfin tous les livres des auteurs qui ont traité de la folie, et qui me tombèrent dans les mains. Je m’imaginais que moi le psychologue inexpérimenté, le médecin sans médecine, il me serait donné peut-être de jeter un éclair de lumière dans les obscurités de l’esprit de Sérapion. Outre cette étude sur la folie, je m’adonnai à la lecture de tous les Sérapion, qui sont au nombre de huit dans l’histoire des saints et des martyrs, et ainsi cuirassé j’allai un beau matin bien pur à la recherche de mon anachorète.

Je le trouvai dans son jardin, armé de la pioche et de la bêche, et chantant une chanson pieuse. Les pigeons sauvages, auxquels il avait jeté une quantité de grains, se mirent à voltiger autour de lui, et un jeune chevreuil regarda en curieux à travers les feuilles de l’espalier. Il me sembla aussi être en parfaite intelligence avec les animaux de