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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/41

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sie, se permit plusieurs propos offensants pour les Allemands et pour Spiker en particulier. Celui-ci ne put se contenir plus longtemps et s’avança rapidement vers l’Italien :

— Cesses vos injures sur les Allemands et sur moi, lui dit-il, sinon je vous jetterai dans cet étang et vous y exercerez vos talents dans la natation, si bon vous semble !

Au même instant un poignard brilla dans la main de son rival. Érasme furieux le saisit au collet, et l’ayant terrassé, lui donna un violent coup de pied sur la nuque, et l’Italien resta mort.

Tous se précipitèrent à la fois sur Érasme, il perdit connaissance et se sentit saisi et emporté.

Lorsqu’il recouvra ses sens, comme au sortir d’un rêve, il se trouva dans un petit cabinet. Juliette était couchée à ses pieds.

— Méchant Allemand, répétait-elle sans cesse d’une voix douce et tendre, que de peines tu m’as causées ! Je l’ai sauvé du danger imminent ; mais tu n’es plus en sûreté à Florence et en Italie. Il faut que tu partes ! il faut que tu me quittes, moi qui t’ai tant aimée !


Le petit homme.


L’idée d’une séparation jeta Érasme dans un chagrin déchirant, une ineffable douleur.

— Je resterai, criait-il ; j’aime mieux perdre la vie : n’est-ce pas mourir que de vivre sans toi !

Alors il sembla qu’une voix à peine sensible prononçait douloureusement son nom dans le lointain. Ah ! c’était la vois de sa fidèle ménagère. Érasme s’interrompit tout à coup et Juliette lui demanda d’une façon singulière :

— Ne penses-tu pas à ta femme ? Ah ! Érasme, tu ne m’oublieras que trop tôt.

— Que ne puis-je être à toi pour toujours ! reprit Érasme.

Ils étaient assis devant une belle glace large, placée sur le mur du cabinet et garnie des deux côtés de bougies allumées. Juliette pressait Érasme sur son cœur avec plus d’ardeur et d’amour, et lui disait doucement :

— Laisse-moi ton reflet, mon bien-aimé, il m’appartiendra et restera toujours avec moi.

— Juliette, répliqua Érasme étonné, quelle idée est la tienne, mon reflet ?

Il jeta les yeux sur la glace qui leur renvoyait leurs personnes avec leurs embrassements.

— Comment, dit-il, peux-tu garder mon reflet, qui me suit partout, qui s’avance vers moi du sein de toute eau limpide, de toute surface polie ?

— Ne me donneras-tu pas, dit Juliette, ce songe de toi-même comme il brille là devant nous, toi qui voulais me donner ton corps et ta vie ? ton inconstante image ne doit-elle pas rester avec moi et m’accompagner dans cette triste existence, car puisque tu me fuis elle doit être sans plaisir et sans amour ?

Et des larmes brûlantes tombaient de ses beaux yeux noirs.

Alors Érasme s’écria dans l’accès de délire d’une amoureuse et mortelle douleur :

— Puisqu’il faut que je parte, puisqu’il faut que je parte ! que mon reflet demeure éternellement avec toi, que nul pouvoir, même un pouvoir infernal, ne puisse te l’arracher jusqu’à ce que tu possèdes mon âme et mon corps !

Les baisers de Juliette brûlèrent ses lèvres lorsqu’il eut prononcé ces paroles, et puis elle le quitta et étendit les bras vers le miroir. Érasme vit son reflet s’avancer indépendant de ses mouvements et se glisser dans les bras de Juliette, ou il disparut comme une étrange vapeur. D’horribles voix s’éveillèrent et se mirent à rire avec une ironie diabolique. Saisi d’un effroi mortel, Spiker tomba sans connaissance sur le parquet, une terrible angoisse le tira de son évanouissement, et dans une épaisse obscurité il sortit en chancelant et descendit les marches de l’escalier.

Devant la maison on le saisit et on le porta dans une voiture qui partit avec rapidité.

— Vous êtes compromis, à ce qu’il paraît, dit en langue allemande l’homme qui était venu prendre place à ses côtés, mais tout ira à merveille si vous voulez avoir confiance en moi. Vous m’êtes recommandé par Juliette. Vous êtes aussi un charmant jeune homme, et très-porté aux divertissements que Juliette et moi nous préférons tous les deux. Vous avez frappé sur le cou en véritable Allemand. Comme la langue de l’amoroso lui sortait de la bouche, bleue comme une cerise ! il avait l’air bien drôle quand il criait, gémissait et ne voulait pas mourir. Ah ! ah ! ah !

La voix de cet homme était si agaçante de moquerie, son ricanement si affreux, que ses paroles pénétraient dans la poitrine d’Érasme comme des coups de poignard.

— Qui que vous soyez, s’écria-t-il, taisez-vous, plus un mot de cette épouvantable aventure que je déplore !

— Que vous déplorez ! répondit l’homme, déplorez-vous donc aussi d’avoir connu Juliette et d’avoir conquis son amour ?

— Ah ! Juliette ! Juliette ! soupira Érasme.

— Eh bien ! continua l’inconnu, vous êtes un enfant, vous désirez, vous voulez et tout reste en route. Il est fatal, en vérité, d’avoir quitté Juliette ; mais si vous restiez ici je pourrais vous soustraire aux poignards de tous ceux qui vous poursuivent et aussi aux recherches de l’aimable justice.

L’idée de rester auprès de Juliette s’empara puissamment d’Érasme, et il demanda :

— Comment cela se pourrait-il ?

— Je connais, reprit l’homme, un moyen sympathique qui rendrait aveugles vos persécuteurs, en un mot vous apparaîtriez sous une autre figure tout à fait méconnaissable pour eux.

Aussitôt que le jour sera venu vous vous regarderez longtemps et attentivement dans un miroir ; et avec votre reflet, sans l’endommager en rien, j’entreprendrai certaines opérations, et vous serez déguisé et pourrez vivre avec Juliette sans danger en toute félicité.

— C’est affreux, c’est affreux ! s’écria Érasme.

— Qu’est-ce donc qui est affreux, mon cher ami ? demanda l’homme d’un ton moqueur.

— Ah ! ah ! j’ai… j’ai… commença Érasme.

— Laissé votre reflet, interrompit l’homme, chez Juliette, n’est-ce pas ? Ah ! ah ! ah ! bravissimo, mon excellent ami ! Maintenant vous pourrez traverser les bois, les villages, les villes jusqu’à ce que vous ayez rejoint votre femme et le petit Érasme, et devenir de nouveau un père de famille, quoique sans reflet : ce dont votre femme s’inquiétera peu, puisqu’elle aura votre aimable vous-même tandis que Juliette n’aura que le vague rêve de votre moi.

— Tais-toi, homme affreux ! s’écria Érasme.

Au même instant passait un joyeux cortège de chanteurs, et les torches qu’ils portaient éclairèrent l’intérieur de la voiture. Érasme regarda le visage de son compagnon de route et reconnut l’épouvantable docteur Dapertutto. Il s’élança d’un bond au dehors, et courut vers le groupe dans lequel il avait reconnu déjà de loin la basse sonore de Frédéric, Les amis revenaient d’un dîner de campagne. Érasme raconta à son ami tout ce qui était arrivé. Il lui cacha seulement la perte de son reflet.

Frédéric se hâta de sortir de la ville avec lui, et tout fut préparé de telle sorte que lorsque l’aurore parut Érasme, monté sur un cheval rapide, était déjà loin de Florence. Spiker racontait mainte aventure arrivée dans ce voyage : ce qu’il y eut de plus remarquable fut l’accident qui lui fit pour la première fois étrangement sentir la perte de son reflet. Il s’était arrêté, parce que son cheval fatigué avait besoin de souffler un peu, dans une grande ville, et avait pris place à une nombreuse table d’hôte sans remarquer qu’il se trouvait une glace devant lui. Un diable de garçon qui se trouvait derrière sa chaise remarqua qu’elle paraissait vide dans le miroir. Il fit part de son observation au voisin d’Érasme, qui en fit autant au sien, et par toute la table il courut des chuchotements et des murmures. On regardait Érasme et le miroir. Quant à lui, il n’avait pas encore remarqué que tout cela le concernait, lorsqu’un homme à figure sévère