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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/42

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se leva de table, le conduisit devant le miroir, et se tournant ensuite vers les convives s’écria ;

— Il n’a vraiment pas de reflet !

— Il n’a pas de reflet, se disait-on l’un à l’autre, c’est un mauvais sujet, un homo nefas, jetez-le à la porte.

Plein de rage et de honte, Érasme se réfugia dans sa chambre ; mais à peine y était-il qu’un homme de la police lui intima l’ordre de paraître sous une heure devant les autorités avec son reflet intact ou de quitter la ville.

Il s’éloigna aussitôt, poursuivi par les oisifs de la ville, et les gamins des rues, qui criaient en courant après lui :

— Le voici qui part à cheval celui qui a vendu son reflet au diable !

Enfin il se trouva en pleine campagne ; mais à l’avenir, partout où il arrivait, sous prétexte d’une antipathie naturelle contre les reflets il faisait voiler les miroirs et pour cette raison on lui donnait en plaisantant le nom du général Suvarow, qui avait la même manie.


Julietta.


Sa femme le reçut avec tendresse ainsi que son petit Érasme lorsqu’il eut atteint sa ville natale et sa maison, et bientôt il lui sembla qu’il pourrait dans la paisible joie du ménage oublier les chagrins de sa perte.

Un jour que la belle Juliette lui était complètement sortie de la pensée, il jouait avec le petit Érasme. Celui-ci jeta à la figure de son père une poignée de suie.

— Ah ! père, père, regarde un peu, s’écria-t-il, comme je t’ai noirci ; et en disant cela, et avant que Spiker eût pu l’empêcher, il plaça devant son père un miroir, dans lequel il regarda aussi par hasard. Mais il le laissa aussitôt tomber en pleurant, et se précipita hors de la chambre.

Presque aussitôt arriva la mère la figure altérée par l’étonnement et l’effroi.

— Que m’a donc raconté le petit Érasme ? s’écria-t-elle.

— Que je n’ai pas de reflet ! n’est-ce pas, ma bonne amie ? interrompit Spiker avec un sourire forcé. Et aussitôt il s’efforça de prouver qu’il fallait être insensé pour croire que l’on pouvait perdre entièrement son reflet.

— Après tout, ajouta-t-il, on ne perdrait pas grand-chose, car chaque reflet est une illusion, et l’on devient vain à se mirer ainsi ; et puis cette image de notre propre moi tient le milieu entre le rêve et la réalité.

Pendant qu’il parlait ainsi, sa femme avait rapidement écarté le rideau qui couvrait une glace placée dans la chambre ; elle y jeta un regard, et comme frappée de la foudre tomba sur le plancher.

Spiker la releva, mais à peine avait-elle repris ses sens qu’elle le repoussa avec effroi.

— Laisse-moi, s’écriait-elle, homme terrible ! tu n’es pas mon mari, non ! tu es un esprit infernal, qui veut me ravir le salut de mon âme ! pars, laisse-moi, damné, tu es contre moi sans pouvoir.

Sa voix retentissait à travers les salles, les valets accoururent. Érasme, plein de désespoir et de colère, se précipita hors de la maison et se mit à parcourir les allées solitaires du parc situé auprès de la ville.

L’image de Juliette se dressa devant lui dans tout l’éclat de sa beauté, et il s’écria à voix haute :

— Te venges-tu, Juliette, de ce que je t’ai quittée et que je ne t’ai donné que mon image au lieu de me donner moi-même ? Juliette, je veux te donner mon corps et mon âme. Elle m’a repoussé, celle que je t’avais sacrifiée ! Juliette, Juliette, je te donne mon âme et mon corps.

— Vous pouvez le faire parfaitement, mon très-cher ! dit le signor Dapertutto, qui se trouva tout d’un coup tout près de lui avec son habit rouge et ses boutons brillants d’acier.

Ces mots calmèrent la douleur du malheureux Érasme, et lui firent oublier la laideur de Dapertutto. Il s’arrêta et demanda d’une voix plaintive :

— Comment puis-je la retrouver, elle qui est à jamais perdue pour moi ?

— Elle n’est pas perdue le moins du monde, dit Dapertutto, elle est là tout près d’ici ; elle a le plus grand désir de votre honorable personne, puisque votre reflet, comme vous le voyez, est seulement une illusion. En outre, lorsqu’elle sera certaine de posséder votre corps, votre âme et votre vie, elle vous rendra avec reconnaissance votre agréable reflet bien complet et bien brillant.

— Conduis-moi vers elle, où est-elle ? dit Érasme.


Quelle épouvantable fumée !


— Il faut encore, interrompit Dapertutto, une bagatelle avant de rentrer en possession pleine et entière de votre image ; celle-ci ne peut être encore remise à l’entière disposition de votre estimable personne, attendu que vous êtes encore enchaînés l’un et l’autre par des liens qu’il est indispensable de briser avant tout ; c’est-à-dire votre chère femme et votre fils plein d’espoir.

— Qu’est-ce ! s’écria Érasme avec un accent sauvage,

— La rupture volontaire de ces liens, continua Dapertutto, pourrait s’opérer de la manière la plus facile. Vous saviez déjà à Florence que je m’entends à préparer certains médicaments merveilleux, et j’ai là dans la main, une petite drogue de ce genre. Une seule goutte donnée aux personnes qui se trouvent entre Juliette et vous, et elles tombent sans pousser un son, sans faire le moindre geste de douleur. On appelle cela mourir il est vrai, et la mort doit être cruelle ; mais le goût des amandes amères n’est-il pas agréable ? La mort que renferment ces flacons a seulement ce genre d’amertume. Aussitôt après ce charmant évanouissement, toute l’honorable famille répand un charmant parfum d’amendes. Prenez, mon honorable.