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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/55

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apparue à la fenêtre de la tour, et dites-moi aussi ce que vous pensez maintenant. Nous sommes, croyez-le si vous voulez, d’anciens amis, et vous n’avez pas besoin de vous gêner devant ce brave homme.

— Ô Dieu ! répondit Je secrétaire intime, ô Dieu ! mon cher professeur ! permettez-moi de vous donner ce titre, car, puisque, comme je n’en doute pas, vous êtes un artiste très-habile, vous pourriez être à bon droit professeur à l’académie des arts : ainsi donc, mon cher professeur, pourquoi me tairais-je ? La bouche ne garde pas ce qui remplit le cœur. Apprenez donc que je marche, comme on dit, sur les pieds d’un fiancé, et je pense à l’équinoxe du printemps conduire à la maison une herseuse femme ; aussi n’ai-je pu m’empêcher de me sentir frissonner dans tous mes membres lorsque vous avez bien voulu, mon très-honoré professeur, me faire voir une heureuse fiancée.

— Comment ! interrompit le vieillard d’une voix aigre et criarde, comment ! vous voulez vous marier ! Vous êtes beaucoup trop vieux et laid comme un singe !

Tusmann fut tellement saisi de la grossièreté du vieux juif, qu’il lui fut impossible de prononcer une parole.

— Ne prenez pas en mauvaise part ce que le vieillard vous dit si brutalement, reprit Léonard, il n’a pas de mauvaises intentions. Pour ma part, je vous avouerai franchement qu’il me semble que vous vous y prenez un peu tard pour vous marier, car vous paraissez avoir à peu près la cinquantaine.

— J’ai quarante-huit ans, au 9 octobre, le jour de la Saint-Denis, répondit Tusmann un peu piqué.

— Qu’il en soit ce que vous voudrez, continua Léonard, ce n’est pas l’âge seulement qu’on peut vous objecter, vous avez tranquillement jusqu’ici mené la vie de garçon, vous ne connaissez pas les femmes, et vous n’avez pas avec elles de règles de conduite arrêtées.

— Quoi ! quelles règles de conduite, interrompit Tusmann, mon cher professeur ? Vous devez me prendre pour un niais bien étourdi si vous me croyez capable d’agir ainsi, aveuglément, sans réflexion et sans conseil. Je pèse et je réfléchis sagement chacun de mes pas, et lorsque je me suis senti blessé de la flèche amoureuse du dieu malin que les anciens nommaient Cupidon je me suis appliqué à me préparer à ce nouvel état. Celui qui doit passer un dur examen n’étudie-t-il pas toutes les sciences sur lesquelles on doit l’interroger ? Regardez ce petit livre que je porte toujours sur moi depuis que j’ai pris le parti d’aimer et d’épouser. Je l’étudie sans cesse. Parcourez-le, et vous resterez convaincu que je n’entreprends pas la chose à la légère, et que je n’aurai nullement l’air inexpérimenté, bien que, je l’avoue, j’aie été jusqu’à présent peu au courant de l’espèce féminine.

En disant ces mots le secrétaire intime avait tiré de sa poche un petit livre relié en parchemin, et lut le titre que voici : Court essai de sagesse politique destiné à servir de guide dans la société des hommes, d’un usage indispensable pour ceux qui croient être nubile ou veulent le devenir ; traduit du latin de M. Thomasius, avec une carte explicative, Francfort et Leipzig, à la librairie de Jean Grosseus-Erben 1710.

— Remarquez, dit Tusmann avec un doux sourire, en quels termes le digne auteur s’exprime au septième chapitre, qui traite spécialement du mariage et de la sagesse du père de famille.

« Il est surtout nécessaire de ne pas se hâter. Celui qui se marie dans la force de l’âge sera d’autant plus habile, qu’il sera beaucoup plus expérimenté. Les mariages précoces font les gens sans pudeur ou remplis d’artifices, et détruisent en même temps les forces du corps et de l’esprit. L’âge viril n’est pas, il est vrai, un commencement de jeunesse ; mais celle-ci ne doit finir que lorsqu’elle y arrive. »

Et alors, en ce qui concerne le choix de l’objet que l’on doit aimer et épouser, voici comment s’exprime l’excellent Thomasius :

« La route du juste milieu est la plus sûre. Ainsi, prenez une femme ni trop belle, ni trop laide, ni très-riche, ni très-pauvre, ni d’un rang trop haut, ni d’une classe trop basse ; prenez-la dans une position égale à la vôtre, et, pour les autres qualités, restez toujours aussi dans la route du milieu. »

J’ai suivi ce conseil, et, d’après les avis que donne Thomasius au chapitre XVII, j’ai tenu avec la gracieuse personne que j’ai choisie plus d’une conversation ; parce qu’il est impossible à la longue de se cacher entièrement ces défauts trompeurs, sous l’apparence des vertus même.

— Mais, dit l’orfévre, mon cher monsieur Tusmann, cette conversation avec les femmes demande, sous peine d’être lourdement trompé, un long usage.

— La aussi, répondit Tusmann, le grand Thomasius vous vient en aide, alors qu’il vous apprend a satiété comment l’on doit organiser une agréable et intelligente conversation avec les femmes et comment il faut y mêler une aimable plaisanterie. « Mais, dit l’auteur dans le cinquième chapitre, il faut s’en servir comme un cuisinier se sert du sel et ne toucher les phrases spirituelles que comme on touche on fusil, principalement pour la défense, comme un hérisson se sert de ses dards ; et l’on doit, en homme habile, regarder plus encore à ses gestes qu’à ses paroles, parce que souvent ce que l’on cache dans ses discours se montre dans l’attitude et les mouvements, et que les mots ont moins d’influence que l’apparence extérieure pour éveiller la haine ou l’amitié. »

— Je vois, interrompit l’orfévre, qu’il est impossible de vous surprendre, vous êtes armé contre tout de pied en cap. Je parierais aussi d’après cela que vous avez tout à fait conquis par votre conduite l’amour de la femme que vous avez choisie.

— Je m’efforce de montrer, dit Tusmann, d’après le conseil de Thomasius, une complaisance à la fois amicale et respectueuse, car ceci est autant un signe d’amour qu’un magnétisme pour éveiller la sympathie, comme un bâillement fait bâiller une société tout entière. Cependant je ne pousse pas trop loin le respect, car je sais fort bien, comme l’enseigne aussi Thomasius, que les femmes ne sont ni de bons ni de mauvais anges, mais seulement des créatures humaines, et par conséquent, relativement aux forces du corps et de l’esprit, des créatures plus faibles que nous, comme le prouve assez la différence des sexes.

— Qu’une année de tempêtes soit sur vos têtes, s’écria le vieillard courroucé, vous qui bavardez sans cesse sur des niaiseries et me gâtez les bons instants dont je pensais jouir ici pour me reposer de mes travaux !

— Taisez-vous, vieillard ! s’écria l’orfévre en haussant le ton, et estimez-vous heureux que nous vous souffrions ici ; car, avec vos manières brutales, vous êtes un hôte désagréable que l’on devrait jeter à la porte. Ne vous laissez pas troubler par ce vieillard, cher monsieur Tusmann : vous aimez les anciens temps, Thomasius vous est cher. Pour ce qui est de moi, je vais beaucoup plus loin en ce que je tiens en quelque sorte au temps auquel appartiennent, comme vous le voyez, les habits que je porte. Oui, mon respectable monsieur, ce temps était bien plus beau que celui-ci, et c’est de lui que vient ce joli prodige que vous avez vu aujourd’hui à la vieille tour de l’hôtel de ville.

— Comment cela, très-estimable professeur ? demanda le secrétaire intime de la chancellerie.

— Eh ! continua le joaillier, autrefois on célébrait de joyeuses noces dans l’hôtel de ville, et elles étaient bien autrement brillantes que celles de nos jours. Eh bien ! plus d’une heureuse fiancée regardait alors à la fenêtre, et c’est aussi une apparition fantastique bien gracieuse, quand encore aujourd’hui une image aérienne prophétise ce qui doit arriver d’après ce qui s’est passé il y a bien longtemps. Je dois surtout reconnaître que notre Berlin offrait autrefois un aspect bien plus animé et varié qu’aujourd’hui, où tout est uniforme, et où l’on cherche et trouve un plaisir dans l’ennui. On donnait des fêtes comme on aurait de la peine à se les figurer maintenant. Je me rappelle comment dans l’aimée 1581, à Oculi, pendant le carême, l’électeur Auguste de Saxe fut conduit à Cologne accompagné de sa femme et son fils Christian avec une grande magnificence par une escorte de cent chevaux montés par les seigneurs de la ville. Le jour suivant il y eut un beau tournoi dans lequel l’électeur de Saxe (le comte Jost de Barbe) y parut suivi d’une nombreuse noblesse en riches habits, avec des hauberts d’or et des têtes de lion d’or aux épaules, aux coudes et aux genoux, les jambes et les bras couverts de soie couleur de chair, comme s’ils eussent été nus, ainsi que l’on a coutume de représenter les guerriers païens. Des chanteurs et des instrumentistes étaient cachés dans une arche de Noé dorée sur laquelle se tenait un petit enfant en maillot de soie, aussi couleur de chair, avec des ailes, un arc, un carquois, et les yeux bandés comme on peint Cupidon. Deux autres petits garçons habillés de belles plumes d’autruche blanches, ayant des becs de colombe et des yeux d’or, conduisaient l’arche dans laquelle la musique commença à retentir lorsque le prince combattit dans la lice. Et puis on lâcha de l’arche quelques colombes, dont l’une alla se poser sur le bonnet garni de zibeline de notre gracieux maître l’électeur, battit des ailes et se mit à chanter un air charmant bien mieux que ne le faisait soixante ans plus tard Bernard-Pasquimo Grosso de Mantoue, chanteur de la cour ; et puis il y eut un tournoi à pied, au milieu duquel l’électeur de Saxe s’avança dans un bateau orné de flammes blanches et noires avec une voile de drap d’or, et derrière l’électeur était assis l’enfant qui la veille avait joué le rôle de Cupidon, avec un large costume bariolé de diverses couleurs, coiffé d’un chapeau pointu ronge et noir. Il portait alors une grande barbe grise. Les musiciens et les instrumentistes étaient vêtus de la même manière ; et tout autour de la barque dansaient une foule de nobles affublés de têtes et de queues de saumon, de hareng : ce qui faisait un charmant effet. Le soir, à dix heures, on tira un beau feu d’artifice composé de plus de mille pièces représentant une forteresse carrée entourée d’assiégeants, qui tiraient et paraissaient se battre et se percer de leurs armes ; tandis que des chevaux et des hommes de feu, des oiseaux étranges s’élevaient dans l’air avec un bruit et un roulement terribles. Ce feu d’artifice dura deux heures.

Pendant ces récits du vieux joaillier, le secrétaire intime de la chancellerie donnait des marques du plus profond intérêt et du plus grand plaisir. Il s’écriait par intervalles : Eh ! ah ! ah ! se frottait les mains, se balançait çà et là sur sa chaise, et buvait des verres de vin l’un sur l’autre.

— Très-vénérable professeur, s’écria-t-il enfin avec une voix de