Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/56

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fausset occasionné par la joie, vous parlez si vivement de toutes ces choses, que l’on pourrait croire que vous les avez vues !

— Eh ! répondit le joaillier, peut-être me suis-je véritablement trouvé là.

Tusmann, ne comprenant pas le sens de ces paroles étranges, voulait continuer ses questions, lorsque le vieillard dit au joaillier d’un ton de mauvaise humeur :

— N’oubliez pas pourtant de plus belles fêtes qui transportèrent de joie les Berlinois à cette époque que vous vantez tant, lorsque les bûchers fumaient sur le marché Neuf et que coulait le sang de malheureuses victimes qui vaincues par la douleur du martyre avouaient des crimes que la plus folle rage, la superstition la plus aveugle pouvaient seules avoir rêvés.

— Ah ! interrompit le secrétaire intime ! vous pensez sans doute à l’infâme procès de magiciens et de sorcières qui eut lieu à cette époque, cher monsieur ?

— Oui, ce fut une sotte chose que nos progrès ont fait cesser.

Le joaillier jeta un singulier regard sur Tusmann et sur le vieillard, et demanda enfin à celui-ci avec un mystérieux sourire :

— Connaissez-vous l’histoire du juif Lippold telle qu’elle eut lieu dans l’année 1512 ?

Avant que Tusmann eût répondu, le joaillier continua :

— L’argentier juif Lippold fut accusé de grande friponnerie. Il avait joui jusque-là de la confiance de l’électeur, possédait de grandes richesses, et lui venait en aide toutes les fois que cela devenait nécessaire. Soit qu’il eût trouvé moyen de se disculper, soit qu’il eût réussi à prouver son innocence à l’électeur, soit enfin, comme on disait autrefois, qu’il eût atteint de son arquebuse d’argent plusieurs personnes influentes auprès du maître, toujours est-il qu’il en sortît avec un certificat d’innocence ; il fut seulement surveillé par les bourgeois dans sa petite maison de la rue de Stralauer. Il arriva qu’il se prit de colère contre sa femme, et que celle-ci lui dit de mauvaise humeur :

— Si le gracieux électeur savait quel coquin tu es, quels vols tu peux entreprendre avec ton livre de magie, il y aurait déjà longtemps que ton cœur ne battrait plus.

Ceci fut rapporté à l’électeur. Celui-ci fit chercher le livre de magie, que l’on finit par trouver, et des gens qui s’entendaient à y lire virent sa friponnerie dans tout son jour. Il avait employé un art coupable pour dominer le maître et le pays tout entier, et la seule piété de l’électeur l’avait fait résister à ces enchantements diaboliques. Lippold fut exécuté sur la place du marché Neuf, et, lorsque la flamme dévora le livre et son corps, une grande souris vint sur le bûcher et courut dans le feu. Bien des personnes prirent la souris pour le démon familier de Lippold.

Pendant le récit dit joaillier, le vieillard avait posé ses deux coudes sur la table, tenant sa figure dans ses mains, et il gémissait et soupirait comme une personne qui éprouve une insupportable douleur. Le secrétaire intime ne paraissait pas toutefois attacher une grande importance aux paroles du joaillier. Il était extrêmement joyeux, et tout plein pour le moment de pensées et d’images d’un tout autre genre. Lorsque le joaillier eut fini, il demanda en souriant avec une voix douce :

— Mais, dites-moi donc, mon très-honorable professeur, était-ce vraiment mademoiselle Albertine Vosvinkel qui vous regardait avec ses beaux yeux du haut de sa fenêtre en ruine de la tour de la maison de ville ?

— Comment, dit rudement l’orfévre, qu’avez-vous de commun avec mademoiselle Albertine Vosvinkel ?

— Mais, répondit Tusmann à demi-voix, mais, mon Dieu ! c’est cette charmante dame que je veux aimer et épouser.

— Monsieur, reprit l’orfévre le visage écarlate et une ardente colère dans les yeux, monsieur, vous êtes, je crois, possédé du démon ou tout à fait fou ! Vous voulez épouser la belle Albertine, vous, un vieux pédant usé, vous qui, avec toute votre science d’école, avec toute votre vaine sagacité politique puisée chez Thomasius, ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez ! Abandonnez de semblables idées, autrement vous pourriez encore dans cette nuit d’équinoxe avoir la barre du cou brisée !

Le secrétaire intime avait toujours été un homme calme, paisible et même un peu poltron, qui se serait bien gardé de dire à personne une dure parole, même si on l’avait attaqué. Mais les paroles de l’orfévre respiraient par trop le mépris, et justement aussi Tusmann avait bu plus de vin capiteux que d’habitude ; aussi il ne pouvait manquer d’entrer dans une colère plus violente que jamais et il s’écria d’une voix aigre :

— Je ne sais qui vous êtes, monsieur l’orfévre inconnu, et ce qui vous autorise à m’interpeller ainsi, je crois que vous voulez me berner avec vos tours enfantins, et vous vous oubliez jusqu’au point d’être vous-même amoureux de mademoiselle Albertine, et vous avez fait sur un verre le portrait de cette dame et me l’avez montré, au moyen d’une lanterne, sur la tour de la maison de ville, oh ! monsieur, je suis aussi au courant des choses de ce genre et vous vous trompez si vous croyez m’intimider avec vos escamotages et vos discours grossiers.

— Prenez garde, répondit l’orfévre d’un ton froid et avec un singulier sourire, vous avez affaire à des gens bien singuliers.

Et dans le même moment une affreuse tête de renard grimaça à la place de l’orfévre au secrétaire intime, qui tomba en arrière, sur son siège, glacé du plus violent effroi.

Le vieillard ne parut pas s’émouvoir le moins du monde de la transformation de l’orfévre, bien plus son apparente mauvaise humeur disparut tout à coup ; et il s’écria en riant :

— Voyez quelle bonne plaisanterie !

— Mais ce sont des tours sans valeur, j’en connais de meilleurs, et je puis faire des choses qui ont toujours été trop fortes pour toi, Léonard.

— Montre-les donc, reprit l’orfévre, qui avait repris son visage d’homme en s’asseyant tranquillement à table, montre ce que tu sais faire.

Le vieillard tira de sa poche un gros raifort noir, le nettoya et le pela avec un petit couteau qu’il avait atteint en même temps ; il le coupa proprement en tranches minces, et les plaça sur la table.

Mais lorsqu’il frappa du poing fermé sur une tranche du radis, une belle pièce d’or toute brillante et neuve sauta en résonnant ! Il la prit et la jeta à l’orfévre ; mais aussitôt que celui-ci toucha la pièce, elle se perdit dans la poussière de jaillissantes étincelles. Cela parut contrarier le vieillard ; il frappait toujours plus vite et plus fort les tranches de raifort, et toujours plus résonnantes elles se rompaient sous la main de l’orfévre.

Le secrétaire intime était hors de lui d’inquiétude et d’effroi. Enfin il se débarrassa avec effort de son état de torpeur, qui était voisin de l’évanouissement, et dit d’une voix tremblante :

— J’ai l’honneur de prendre congé de vos estimables personnes.

Et il se précipita au dehors aussitôt qu’il eut pris sa canne et son chapeau.

Dans la rue, il entendit derrière lui un rire strident, qui lui parut venir des deux personnages mystérieux, et son sang se figea dans ses veines.


II.

Où l’on raconte qu’un amour s’allume à cause d’on cigare qui ne voulait pas prendre feu, après que les amants se furent déjà jetés à la tête l’un de l’autre.


Le jeune peintre Edmond Lehsen avait fait d’une manière aussi singulière que le secrétaire intime la connaissance de l’étrange orfévre Léonard.

Edmond dessinait d’après nature dans un endroit solitaire du jardin des animaux un beau groupe d’arbres, lorsque Léonard s’avança vers lui et regarda sans façon son œuvre par-dessus son épaule. Edmond ne s’en inquiéta pas le moins du monde et continua de dessiner avec ardeur jusqu’à ce que l’orfèvre lui cria :

— C’est un singulier dessin, cher jeune homme ! ce ne sont plus des arbres, mais tout autre chose.

— Croyez-vous, monsieur ! dit Edmond les yeux animés.

— Eh bien, reprit l’orfévre ; il me semble voir regarder à travers l’épais feuillage mille figures diverses : tantôt des génies, des animaux bizarres, des jeunes filles, des fleurs ; et cependant le tout représente bien le groupe d’arbres qui nous fait face et au travers duquel brillent si agréablement, les rayons du soleil.

— Eh ! monsieur ! s’écria Edmond, ou vous avez un sentiment très-profond, un œil perçant pour de pareilles scènes, ou jamais mon travail, d’après ma propre estime, n’a été plus réussi qu’aujourd’hui ! N’en est-il pas ainsi de vous, lorsque vous vous abandonnez, dans la nature, aux désirs de votre âme, ne vous semble-t-il pas que des apparitions fantastiques vous regardent à travers les arbres et l’épaisseur du feuillage ! C’était ce que je voulais exprimer dans ce dessin, et, je le vois, j’y ai réussi.

— Je comprends, dit Léonard d’un ton froid et un peu sec, vous voudriez, libre de toute étude, vous donner du repos et vous égayer et reprendre des forces dans un agréable jeu de votre fantaisie,

— Nullement, monsieur, répondit Edmond, je regarde comme ma meilleure et ma plus profitable étude cette manière de travailler d’après nature. J’apporte dans de semblables peintures la véritable poésie : le fantastique dans le paysage. Le poëte doit être peintre de paysage, et aussi bon que peintre d’histoire ; autrement, il sera toujours sans talent.

— Et vous aussi, bon Dieu ! mon cher Edmond Lehsen ?

— Comment ! interrompit Edmond, vous me connaissez donc, monsieur ?

— Pourquoi, reprit Léonard, ne vous connaîtrais-je pas ? Je fis votre estimable connaissance dans un moment dont probablement vous ne vous rappelez pas très-bien, c’est-à-dire lorsque vous vîntes au monde. Pour le peu de connaissance que vous possédiez à cette époque, vous vous étiez très-convenablement et très-sagement comporté, en faisant souffrir madame votre mère aussi peu que possible, et en même temps vous aviez jeté un cri de joie bien sonore et cherché avec désir la lumière du jour ; ce qui, d’après mon avis, ne vous fut pas refusé ; car, d’après l’avis des nouveaux médecins, cela