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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/61

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tirées d’un radis qu’il jetait à la figure de l’orfévre ! l’autre vieux magicien va venir aussi sans doute !

Il voulait s’élancer au dehors, le conseiller le retint par le bras en disant :

— Nous allons l’entendre à l’instant !

Alors le conseiller se tourna vers le vieux Manassé et lui raconta ce que Tusmann avait avancé sur lui, et lui demanda ce qui s’était passé la nuit dans le cabaret de la place Alexandre. Manassé sourit malicieusement en arrière au secrétaire intime, et dit :

— Je ne sais pas ce que veut dire ce monsieur. Il vint hier à la taverne, en compagnie de l’orfévre Léonard, lorsque je me reposais avec un verre de vin de mes pénibles affaires, qui durent jusqu’à minuit. Il but plus qu’à sa soif et s’en alla chancelant, car il ne pouvait plus se tenir sur ses jambes.

— Vois-tu, intime, s’écria le conseiller, je l’avais pensé tout d’abord. Cela vient de tes habitudes d’ivrognerie, qu’il te faudra tout à fait quitter si tu épouses ma fille.

Le secrétaire intime, anéanti de l’injustice de ces reproches, tomba sans haleine dans un fauteuil, et balbutia d’une manière inintelligible…

Le voilà bien, dit le conseiller, il bat la campagne dans la nuit, et après cela est abattu et mal à l’aise ! Malgré toutes ses protestations, Tusmann dut souffrir que le conseiller lui attachât un mouchoir blanc autour de la tête, le mit dans une voiture de place et le fit conduire dans la rue de Spandau.

— Qu’y a-t-il de nouveau, Manassé ? demanda le conseiller au vieillard.

Manassé se mit à sourire amicalement, et prétendit que le conseiller ne se doutait pas du bonheur qu’il venait lui annoncer.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le conseiller.

— Il y a, répondit-il, que mon neveu Benjamin Dummerl, le beau jeune homme riche à près d’un million, et que l’on a baronnisé à Vienne à cause de son seul mérite, est arrivé tout nouvellement d’Italie, et qu’il est devenu éperdument amoureux d’Albertine et veut l’épouser.

Le jeune baron Dummerl se fait souvent voir au théâtre, où il se pavane dans une loge de premier rang, et plus souvent encore dans tous les concerts.

Chacun sait qu’il est long et maigre comme un échalas, qu’il porte dans tout son être, et surtout sur son visage brun-jaune ombragé de cheveux et de favoris noirs de pêche le type oriental, qu’il suit les modes les plus excentriques des petits-maîtres anglais, qu’il parle plusieurs langues avec la prononciation allemande, égratigne un violon, martèle le piano, assemble d’assez mauvais vers, se pose en connaisseur sans avoir la moindre idée de l’esthétique ou le moindre goût, et jouerait volontiers le Mécène littéraire. Il veut être malicieux sans esprit, spirituel sans malice, effrontément stupide, tranchant en un mot d’après l’expression un peu sévère de ces gens intelligents parmi lesquels il prendrait si volontiers place, un insupportable sot.

Ajoutez à tout cela que, malgré tout l’argent qu’il jette, en ce qu’il fait il laisse briller une avarice et une sale mesquinerie, et il résultera nécessairement de tout ceci que même les âmes basses qui se courbaient autrefois devant Mammon finiront par le laisser tout seul un beau jour.

L’idée du million se présenta certainement de suite à la pensée du conseiller au moment où Manassé lui apprit les intentions de son indigne neveu ; mais aussitôt lui vint la pensée de l’obstacle, qui, d’après sa manière de voir, rendait la chose impossible.

— Mon cher Manassé, dit-il, vous ne pensez pas que votre estimable neveu est d’une croyance ancienne, et…

— Qu’importe cela, monsieur le conseiller ? interrompit Manassé. Mon neveu est épris de mademoiselle votre fille et veut la rendre heureuse, il ne regardera pas à quelques gouttes d’eau de plus ou de moins et restera pourtant toujours le même. Pensez-y, monsieur le conseiller, dans quelques jours je me présenterai avec mon jeune baron et viendrai chercher la réponse.

Et Manassé s’éloigna.

Le conseiller se mit à réfléchir. En dépit de son immense avidité, de son caractère peu scrupuleux, toutefois sa conscience se révoltait en se représentant l’union d’Albertine avec ce sot antipathique. Dans un moment de loyauté il se promit de tenir parole à son vieux camarade d’école.


IV.
Qui traite de portraits, de visages verts, de souris dansantes et de malédictions juives.


Peu de temps après qu’Albertine eut fait connaissance avec Edmond Lehsen chez le chasseur de la cour, elle trouva que le portrait de son père à l’huile de grandeur naturelle n’était nullement ressemblant et horriblement laid. Elle prouva au conseiller que bien qu’il eut été fait bien des années auparavant, il paraissait bien plus beau et bien plus jeune que le peintre ne l’avait représenté. Elle blâma surtout l’air boudeur du portrait, le costume passé de mode et le naturel du bouquet de roses que le conseiller tenait avec affectation entre ses doigts ornés de plusieurs bagues à diamants.

Albertine parla tant et si longtemps sur le tableau que le conseiller lui-même trouva à la fin qu’il était affreux, et qu’il ne comprenait pas comment le peintre avait pu faire, d’après sa charmante personne, un pareil portrait ; plus il le regardait, et plus il s’irritait contre une pareille ordure : il résolut enfin de le décrocher et de le fourrer dans une armoire.

Albertine fut d’avis qu’il méritait bien cette place ; toutefois elle s’était si bien habitué à avoir le portrait de son cher petit père dans sa chambre, qu’elle était tout ennuyée de voir le mur nu. Le moyen le plus sûr était que cet excellent petit père se fit peindre encore une fois par un peintre habile, habitué à attraper la ressemblance : et ce ne pouvait être que le jeune Edmond Lehsen, qui avait fait de si beaux portraits.

— Fille, dit le conseiller, fille, que veux-tu ! ces jeunes artistes sont fous de vanité et demandent des sommes fabuleuses pour leurs travaux ; il ne parlent que par frédérics d’or et ne se contentent pas de thalers neufs.

Albertine prétendit que Lehsen, qui peignait plus par goût que par besoin serait raisonnable ; et tourmenta le conseiller jusqu’à ce qu’il se fut décidé à aller chez Lehsen pour causer avec lui du portrait.

On peut s’imaginer avec quelle joie Edmond se montra disposé à peindre le conseiller et sa joie alla jusqu’au ravissement, lorsqu’il eut appris que c’était Albertine qui avait inspiré à son père l’idée de se faire peindre par lui. Il en conclut qu’Albertine désirait s’approcher de lui. Il fut aussi tout naturel que lorsqu’il fut question du prix dont le conseiller parlait en hésitant, Edmond répondit qu’il ne demandait aucun honoraire, et qu’il s’estimerait heureux de se procurer au moyen de son art l’entrée de la maison d’un homme aussi remarquable que le conseiller.

— Dieu ! s’écria celui-ci dans un étonnement complet, qu’entends-je ? mon cher monsieur Lehsen ; vous n’exigez pas d’argent, pas même le prix de votre toile et de vos couleurs ? Edmond répondit en souriant que ces dépenses étaient trop minimes pour mériter qu’on en parlât.

— Mais, dit le conseiller à demi-voix, vous ne savez peut-être pas qu’il est ici question d’un portrait de grandeur naturelle jusqu’aux genoux.

— Ce sera la même chose, répondit Lehsen.

Alors le conseiller le pressa ardemment sur son cœur, et s’écria les yeux baignés de larmes arrachées par l’attendrissement :

— Ô Dieu du ciel ! il y a donc encore sur cette terre des âmes nobles et désintéressées. D’abord des cigares, ensuite un portrait ! vous êtes un excellent jeune homme ! Croyez-moi, bien que je sois conseiller des commissions et que je m’habille à la française, je sais comprendre votre noble cœur ; personne n’est plus généreux et hospitalier que moi.

Albertine avait prévu la conduite d’Edmond vis-à-vis de son père. Son but était atteint. Le conseiller fit l’éloge le plus pompeux de l’excellent jeune homme, l’ennemi de l’avarice, et en conclut que puisque les jeunes gens et les peintres principalement ont en eux quelque chose de fantastique et de romanesque, et tiennent surtout à des fleurs fanées, à des rubans portés par une belle jeune fille, et que des objets faits par de belles mains les mettent hors d’eux-mêmes, Albertine pourrait tresser une petite bourse pour Edmond, et si cela lui était agréable même, y mettre une boucle de ses beaux cheveux châtains, ce qui le dégagerait à peu près d’obligation envers Lehsen. Il consentit à tout cela et se chargea d’expliquer l’affaire au secrétaire Tusmann.

Albertine, qui n’était pas au courant des plans du conseiller, ne comprit rien à ce que Tusmann avait à faire là dedans, et ne le questionna pas à ce sujet.

Le même soir Edmond fit apporter dans la maison du conseiller tout son bagage de peintre, et le matin du jour suivant il commença la première séance.

Il pria le conseiller de se rappeler les moments les plus beaux et les plus heureux de sa vie, comme, par exemple, le jour où sa femme lui avait avoué pour la première fois son amour, ou bien le jour où sa fille Albertine était née, ou celui peut-être où il avait revu un ami qu’il croyait à jamais perdu.

— Attendez, mon cher monsieur Lehsen ! s’écria le conseiller, il y a trois mois, je reçus de Hambourg un avis que j’avais gagné à la loterie ce pays une somme considérable. Je courus chez ma fille la lettre ouverte à la main. Je n’ai jamais eu dans ma vie un plus heureux moment. Choisissons-le donc, et pour que nous l’ayons mieux sous les yeux l’un et l’autre, je vais aller chercher cette lettre et je la tiendrai à la main.

Et Edmond dut peindre le conseiller ainsi ; mais sur la lettre était très-distinctement écrit :

« J’ai l’honneur de vous avertir, mon honorable [illisible], etc.

L’adresse dut (d’après la demande du conseiller) être posée sur une table, et on y lisait :