Aller au contenu

Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/62

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« À l’honorable sieur Melchior Voswinkel, conseiller de la commission, à Berlin. » Cela devait être très-distinctement écrit, et le timbre de la poste aussi bien imité. Edmond fit le portrait d’un homme très-beau, souriant, et très-bien mis, qui avait en effet quelques traits éloignés de ressemblance avec le conseiller, de manière que pour celui qui lirait le courant de l’adresse, il ne pourrait exister la moindre erreur.

Le conseiller fut enchanté du portrait. On voit par là, disait-il, comment un peintre subtil sait saisir les traits agréables d’un joli homme, même lorsqu’il n’est plus de la première jeunesse. Je vois bien ce qu’un professeur comprenait en disant qu’un bon portrait est une figure historique. En regardant le mien je pense au lot de loterie gagné, et je comprends l’agréable sourire qui vient illuminer ce moi nouveau.

Avant qu’Albertine eût pu donner suite au plan qu’elle avait conçu elle fut devancée par son père, qui selon ses désirs invita Edmond à faire aussi le portrait de sa fille.

Edmond entreprit cette œuvre. Toutefois le portrait d’Albertine ne parut pas vouloir venir aussi heureusement, aussi facilement que celui du père.

Il dessinait, effaçait, redessinait. Puis il commença à peindre, gratta ce qu’il avait fait, recommença, changea la pose. Tantôt il y avait trop de jour dans la chambre, tantôt il n’y en avait pas assez ; au point que le conseiller, qui avait jusque-là assisté aux séances, perdit patience et les laissa seuls.

Edmond vint le matin et le soir, et si la figure n’avançait pas très-fort sur le chevalet, il arriva que d’un autre côté l’entente amoureuse entre Edmond et Albertine se serrait de plus en plus.

Tu as sans doute appris par toi-même, bienveillant lecteur ! que lorsqu’on est épris, il est souvent nécessaire pour donner aux assurances, aux douces et languissantes périodes une force suffisante ; pour pénétrer avec une puissance irrésistible jusqu’au fond du cœur ; de prendre la main de la bien-aimée, de la presser, de la baiser, et qu’alors dans les caresses, la lèvre s’applique involontairement sur la lèvre, en vertu d’un précepte électrique, qui lui-même se résout en un torrent de feu des baisers les plus doux. Et Edmond se trouvait forcé non-seulement d’abandonner sa peinture, mais de quitter aussi son chevalet.

Un jour donc il se trouvait au matin debout avec Albertine dans l’embrasure d’une fenêtre dont les rideaux blancs étaient baissés, et pour rendre, comme nous l’avons dit, ses assertions plus convaincantes, il tenait Albertine embrassée et serrait incessamment sa main contre ses lèvres.

Au même moment le secrétaire intime Tusmann passait la poche gonflée de Sagesse politique et d’autres livres aux couvertures de parchemin, où l’agréable s’unissait à l’utile, devant la maison du conseiller ; et bien qu’il marchât rapidement, car l’horloge se trouvait juste sur le point de sonner l’heure où il avait l’habitude d’entrer à son bureau, il s’arrêta un moment et leva ses yeux souriants sur la fenêtre de sa fiancée chérie.

Alors il apparut Edmond et Albertine comme à travers un nuage, et, bien qu’il ne pût rien distinguer très-précisément, le cœur lui battit sans qu’il pût savoir pourquoi. Un étrange effroi le poussa à faire une chose incroyable, c’est-à-dire à monter à la chambre d’Albertine à une heure inusitée.

Lorsqu’il entra Albertine disait très-distinctement : Oui, Edmond, je t’aimerai toujours, toujours ; et alors elle pressa Edmond sur sa poitrine, et tout un feu d’artifice, des décharges électriques dont nous avons parlé tout à l’heure, commença à bruire et à claquer.

Le secrétaire intime fit involontairement un pas en avant et resta immobile, sans voix, comme frappé de catalepsie, dans le milieu de la chambre.

Dans l’ivresse du plus haut enthousiasme, les amants n’avaient pas entendu le pas pesant comme le fer des brodequins du secrétaire intime, ni lorsqu’il ouvrait la porte, ni lorsqu’il entrait dans la chambre, au milieu de laquelle il était venu se placer.

Alors il coassa dans le fausset le plus élevé : Mais, mademoiselle Albertine Voswinkel !

Les amants effrayés se séparèrent, Edmond se mit à son chevalet et Albertine sur la chaise où elle se tenait à la disposition du peintre.

— Mais, reprit le secrétaire intime après qu’il eut au moyen d’une petite pause repris son haleine, quel commerce faites-vous donc, mademoiselle Albertine Voswinkel ! Vous valsez à l’heure de minuit à l’hôtel de ville avec ce même jeune homme qui est là, et que je n’ai pas l’honneur de connaître, à m’en faire perdre la vue et l’ouïe, à moi pauvre secrétaire intime, et maintenant, en plein jour, ici, à la fenêtre, derrière les rideaux, ô Dieu juste !… Est-ce une conduite convenable pour une fiancée ?

— Qui est fiancée ? reprit Albertine. De qui parlez-vous, monsieur le secrétaire intime ? Parlez ?

— Ô toi, mon créateur, sur le trône des cieux ! s’écria d’une voix lamentable le secrétaire intime, vous me demandez où est la fiancée, et de qui je veux parler ? Mais de qui puis-je parler, si ce n’est de vous ? N’êtes-vous pas ma fiancée tranquillement adoré en silence ? Votre père ne m’a-t-il pas accordé depuis bien longtemps votre main blanche et bien digne d’être baisée ?

— Monsieur le secrétaire intime, s’écria Albertine hors d’elle-même, ou vous êtes entré ce matin dans un de ces cabarets que, selon mon père, vous ne fréquentez que trop souvent, ou vous êtes atteint de folie. Mon père n’a pas eu, ne peut pas avoir eu l’idée de vous accorder ma main.

— Chère demoiselle Voswinkel, reprit le conseiller, réfléchissez un peu ; vous me connaissez depuis longtemps, n’ai-je pas été toujours un homme sobre et modéré, et dois-je m’adonner tout d’un coup à d’infâmes habitudes à en perdre la raison ? Chère demoiselle ! je fermerai les yeux, ma bouche taira ce qui est arrivé ici, tout sera pardonné et oublié ; mais pensez donc, fiancée adorée, que vous m’avez accordé votre consentement à minuit de la fenêtre de l’hôtel de ville alors même que vous valsiez si fort en costume de fiancée avec ce jeune homme.

— Voyez-vous, dit Albertine, il vous échappe de temps en temps des bavardages sans raison comme en tiendrait un homme échappé de la Charité. Allez, votre voisinage me fait peur, allez, vous dis-je, sortez !

Des larmes s’échappèrent des yeux du pauvre Tusmann.

— Ô Dieu ! s’écriait-il, être ainsi maltraité par sa fiancée ! Non, je ne m’en irai pas, je resterai jusqu’à ce que vous ayez conçu de ma personne une idée meilleure.

— Sortez ! s’écria Albertine d’une voix à demi étouffée en tenant son mouchoir sur ses yeux et se réfugiant dans un coin de la chambre.

— Non ! répondit le secrétaire intime, chère demoiselle ; d’après le conseil sage et politique de Thomasius, je resterai, je ne m’en irai pas que… Et il fit mine de s’approcher d’Albertine. Edmond, étouffant de fureur, avait donné çà et là quelques touches d’une couleur vert foncé dans le fond du portrait ; mais il ne put se retenir plus longtemps.

— Satan enragé ! s’écria-t-il en s’élançant sur Tusmann ; et il lui promena trois ou quatre fois sur le visage sa brosse pleine de couleur foncée, le saisit, ouvrit la porte, et le poussa si violemment qu’il disparut comme une flèche qui part de l’arc.

Le conseiller des commissions, qui entrait au même instant, sauta en arrière lorsque son camarade d’école tomba tout vert entre ses bras.

Intime ! s’écria-t-il, au nom du ciel ! de quoi as-tu l’air !

Le secrétaire intime, éperdu de tout ce qui s’était passé, raconta en phrases entrecoupées comment il avait été traité par Albertine et ce qu’il avait souffert d’Edmond. Le conseiller furieux le prit par la main, le conduisit à la chambre d’Albertine, et dit à sa fille :

— Qu’ai-je entendu ? se conduit-on ainsi ? traite-t-on ainsi un fiancé ?

— Un fiancé ! s’écria Albertine dans un effroi extrême.

— Oui, un fiancé ! reprit son père. Je ne sais pas ce que vous trouvez de si effrayant dans une chose depuis longtemps décidée. Mon cher intime est ton fiancé, et dans peu de semaines nous ferons une noce joyeuse.

— Jamais, s’écria Albertine, je ne l’épouserai, jamais je n’aimerai ce vieillard ! non !

— Qu’est-ce que tu parles d’aimer ! de vieillard ! interrompit le conseiller ; il n’est pas question ici d’aimer, mais de mariage. Certainement mon ami n’est plus un jeune homme, mais il est dans l’âge des meilleures années, comme on les appelle à bon droit, et c’est un honnête, convenable, instruit et aimable homme, et de plus mon camarade d’école.

— Non, s’écria Albertine les yeux pleins de larmes, je ne peux pas le souffrir, je le hais, je le déteste ! Ô mon cher Edmond !

Et la jeune fille tomba à demi privée de sentiment dans les bras d’Edmond, qui la serra avec effusion sur son cœur.

Le conseiller ouvrit de grands yeux comme s’il eût envisagé des spectres, et s’écria :

— Qu’est-ce, que vois-je !

— Oui, dit le secrétaire d’une voix plaintive, oui, mademoiselle Albertine parait ne pas m’aimer, et s’être coiffée de ce jeune peintre qu’elle embrassait sans rougir, tandis qu’elle refuse de me tendre sa main, où je vais bientôt passer un charmant anneau d’or !

— Allons, allons ! séparez-vous, s’écria le père, et il arracha Albertine des bras d’Edmond ; tandis que celui-ci disait qu’il n’abandonnerait pas Albertine, dût-il lui en coûter la vie.

— Ah ! dit le conseiller d’un ton railleur, vous bâtissez ainsi une histoire d’amour derrière mon dos ! C’est bien, c’est charmant, monsieur Lehsen, de la viennent vos cigares et vos portraits ! Vous vous êtes introduit dans ma maison avec l’idée de séduire ma fille, vous avez eu l’aimable idée que j’irais la jeter au cou d’un misérable ouvrier, d’un gâcheur de couleurs sans le sou !

Transporté de fureur des injures du conseiller, Edmond saisit son appui-main, et l’élevait en l’air, lorsque la voix tonnante de Léonard, qui entrait au même instant, lui cria :

— Halte, Edmond ! pas d’emportement, Voswinkel est un fou, il changera d’avis.