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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/63

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Le conseiller, effrayé de l’apparition inattendue de Léonard, s’écria du coin où il avait sauté tout d’abord :

— Je ne sais pas, monsieur Léonard, ce que vous venez faire ici ?

Mais le secrétaire intime, qui s’était en hâte réfugié derrière le sofa du moment où il avait aperçu l’orfévre, se tenait pelotonné à terre, et coassait d’une voix lamentable et craintive :

— Dieu du ciel ! conseiller, prends garde, tais-toi, cher camarade ! voici le professeur, le cruel entrepreneur des bals de la rue de Spandau !

— Approchez, Tusmann, approchez, dit en riant l’orfévre, on ne vous fera plus rien, vous êtes assez puni par votre sot amour du mariage, puisque vous garderez toute la vie ce visage vert.

— Ô Dieu, exclama le secrétaire intime effrayé, un visage toujours vert ! que dira le ministre ! Je suis un homme perdu ! L’État ne peut garder un secrétaire intime de la chancellerie avec un visage vert ! Ô malheureux que je suis !

— Eh bien, eh bien ! interrompit l’orfévre, ne vous lamentez pas tant, vous ne perdrez rien si vous êtes raisonnable et si vous abandonnez l’idée ridicule d’épouser Albertine.

— Je ne le peux pas, il ne le doit pas ! crièrent en même temps le conseiller et le secrétaire intime.

L’orfévre lança sur chacun d’eux un regard perçant et plein de feu ; mais avant qu’il eût pu s’abandonner à son sentiment la porte s’ouvrit, et Manassé entra suivi de son neveu le baron Benjamin Dummerl de Vienne. Benjamin alla droit à Albertine, qu’il voyait pour la première fois de sa vie, et dit d’une voix ronflante en lui prenant la main :

— Ah ! chère demoiselle, je viens en personne me jeter à vos pieds ; vous comprenez ! c’est seulement une métaphore, le baron Dummerl ne se jette aux pieds de personne, pas même de Sa Majesté l’empereur. Je pense que vous ne me refuserez pas un baiser.

Et il s’approcha d’Albertine et s’inclina, et dans le même moment il arriva une chose qui, à l’exception de l’orfévre, causa à tout le monde un profond effroi. Le nez déjà considérable de Benjamin s’allongea tellement tout d’un coup que, rasant le visage d’Albertine, il alla frapper bruyamment le mur. Benjamin sauta quelques pas en arrière, son nez reprit aussitôt sa longueur habituelle ; il voulut se rapprocher, le nez s’allongea de nouveau : tantôt s’avançant, tantôt rentrant comme un trombone.

— Maudit magicien ! murmura Manassé, et tirant de sa poche une corde roulée il la jeta au conseiller en disant :

— Jetez sans façon ce lacet au cou de ce drôle, de l’orfévre veux-je dire, et alors tirez-le sans résistance en dehors de la porte, et tout sera en ordre ici.

Le conseiller saisit la corde ; mais au lieu d’atteindre l’orfévre la corde s’enroula autour du corps du juif, et l’un et l’autre bondirent ensemble jusqu’au plafond et retombèrent, et ils recommençaient sans cesse tandis que le nez concert de Benjamin allait son train et que Tusmann riait et babillait comme en délire, jusqu’à ce que le conseiller sans connaissance tomba épuisé sur un fauteuil.

— Maintenant il est temps, s’écria Manassé. Il frappa sur sa poche, et une affreuse et énorme souris s’en élança et se précipita vers l’orfévre. Mais celui-ci dans son élan même la perça d’une épingle d’or aiguë, et l’animal avec un cri retentissant disparut on ne sait où.

Alors Manassé montra les poings au conseiller resté sans connaissance, et s’écria plein d’une fureur qui remplissait ses yeux de feu :

— Ah ! Melchior Voswinkel, tu as juré ma perte, tu t’entends avec cet enragé de magicien que tu as attiré dans ta maison, mais sois maudit toi et ta race comme la couvée d’un oiseau sans défense ! Le gazon croîtra devant la porte, et tout ce que tu entreprendras sera semblable aux actions de l’homme affamé qui dans ses rêves veut se rassasier de mets imaginaires. Le dales s’introduira dans ta maison et dévorera ton avoir ; tu mendieras en habits déchirés devant les portes du peuple de Dieu, que tu as méprisé et qui te rejette comme un chien rogueux. Tu seras jeté à terre comme un ramean méprisé, et au lieu du son des harpes la teigne le tiendra compagnie. Maudit, maudit, maudit sois-tu, conseiller des commissions, Melchior Voswinkel ! Et Manassé furieux prit avec lui son neveu et se précipita au dehors.

Albertine avait de peur caché son visage sur le sein d’Edmond, qui la tenait enlacée dans ses bras. L’orfévre s’approcha du couple, et leur dit en souriant d’une voix douce :

— Ne vous effrayez pas de ces folies. Tout s’arrangera, j’en réponds. Mais il est temps de vous séparer avant que Voswinkel et Tusmann soient revenus de leur stupeur craintive.


V.


Où le bienveillant lecteur apprend ce que c’est que le dales, et de quelle manière l’orfévre sauva le secrétaire intime de la chancellerie d’une mort misérable, et consola le désespéré conseiller des commissions.


Le conseiller des commissions fut plus anéanti de la malédiction de Manassé que de toutes les sorcelleries que l’orfévre avait faites.

Cette malédiction était dans le fait assez effrayante, puisqu’elle jetait le dales au cou du commissaire.

Je ne sais pas si tu connais, bienveillant lecteur, la liaison qui existe entre ce dales et les juifs.

La femme d’un pauvre juif (raconte un rabbin) trouva un jour en montant au premier étage de sa pauvre maison un homme sec, nu, accablé de fatigue, qui la pria de lui accorder le couvert et la nourriture.

La femme effrayée descendit, et dit d’une voix plaintive à son mari :

— Un homme nu et mourant de faim est venu dans notre maison et implore de nous la nourriture et le logement, mais comment pourrons-nous nourrir l’étranger, puisque nous-mêmes nous prolongeons avec peine de jour en jour notre pénible existence ?

— Je vais, dit le mari, monter auprès de cet homme, et voir comment je pourrai le faire sortir.

— Pourquoi, dit-il à l’étranger, t’es-tu réfugié dans ma maison ? Je suis pauvre et je ne peux te nourrir. Lève-toi et va dans la maison du riche, où l’on engraisse depuis longtemps des bestiaux et où les hôtes sont invités au repas de l’hospitalité.

— Comment peux-tu, répondit l’homme, me chasser du toit que j’ai trouvé ! Tu vois que je suis nu, comment pourrais-je me présenter dans la maison du riche ? Fais-moi faire un habit qui m’aille et je m’en irai.

— Ce que j’ai de mieux à faire, pensa le juif, c’est d’employer mes dernières ressources à faire sortir cet homme d’ici plutôt que de le laisser demeurer pour qu’il consomme ce que j’ai tant de peine à gagner.

Il tua son dernier veau dont il pensait se nourrir longtemps avec sa femme, vendit la viande, et de l’argent qu’il en tira acheta un bon habit pour l’homme étranger. Mais, lorsqu’il monta avec l’habit, l’homme, qui d’abord était petit et sec, était devenu grand et fort, de sorte que l’habit lui était de partout trop étroit et trop court.

Le juif eut peur, mais l’homme étranger dit :

— Abandonne la folle idée de me faire sortir de chez toi, car saches que je suis le dales.

Alors le pauvre juif se tordit les mains en gémissant, et il disait :

— Dieu mon père ! je suis toujours frappé avec la verge de la colère, car tu es le dales, et tu ne t’en iras pas que tu n’aies dévoré tout bien et tout avoir pour devenir sans cesse plus grand et plus fort. Le dales c’est la pauvreté, qui, une fois établie, ne s’en va plus et augmente toujours.

Le conseiller était effrayé de là malédiction de Manassé, qui lui jetait la pauvreté au cou. Il craignait aussi le vieux Léonard, qui, outre les sorcelleries qu’il avait à sa disposition, avait en outre dans tout son être quelque chose qui inspirait le respect. Il sentait qu’il ne pouvait rien faire contre l’un et l’autre. Toute sa colère tomba sur Edmond Lehsen, qui était cause de ce qui était arrivé. Et s’il arrivait qu’Albertine déclarât avec une fermeté bien arrêtée qu’elle aimait Edmond par-dessus tout, et qu’elle n’épouserait ni le vieux pédant de secrétaire intime ni l’insupportable baron Bensek, alors il ne pouvait pas manquer que le conseiller s’irritât au plus haut degré et souhaitât Edmond là où naît le poivre. Mais comme ce souhait ne pouvait pas se réaliser aussi facilement que sous l’ancien gouvernement français, qui envoyait les gens dont il voulait de débarrasser dans le véritable pays où croit le poivre, il se contenta d’écrire à Edmond un agréable billet où il versa toute sa mauvaise humeur. Ce billet finissait ainsi ;

Ne remettez jamais les pieds chez moi !

On peut se figurer le désespoir où tomba Edmond en se voyant séparé d’Albertine. Léonard le trouva dans cet état lorsque, selon son habitude, il alla lui rendre visite à l’heure du crépuscule.

— Que me revient-il, dit Edmond à l’orfévre, de votre protection, de toutes vos peines pour écarter mes odieux rivaux ? Vous avez tout embrouillé avec vos sorcelleries, tout effrayé, même ma bien-aimée, et votre appui est justement ce qui m’a suscité des obstacles insurmontables… Je fuis le poignard dans le cœur, je vais à Rome.

— Eh bien ! alors, dit l’orfévre, tu ferais ce que j’ai toujours ardemment désiré pour toi. Ne te rappelles-tu pas que lorsque tu me parlas pour la première fois de ton amour pour Albertine, je te donnai l’assurance que, d’après ma manière de voir, un artiste pouvait devenir amoureux mais ne pas songer au mariage, qui ne peut lui convenir. Je te rappelai en plaisantant l’exemple du jeune Sternbald ; mais maintenant je te le dis sérieux : veux-tu devenir un grand artiste, alors il te faut chasser de la tête toute pensée d’union, va-t’en libre et joyeux dans la patrie des arts, et là tu pourras utiliser ton adresse technique, que tu peux peut-être aussi employer ici.

— Ah ! s’écria Edmond, que j’étais donc fou de vous confier mon amour ! Je vois maintenant que vous, dont je devais espérer des secours et des conseils, vous agissez contre moi et troublez mes belles espérances avec une malice hypocrite.

— Oh ! oh ! mon jeune monsieur, reprit l’orfévre, mesurez un peu vos expressions, soyez un peu moins violent, et pensez que vous êtes trop inexpérimenté pour deviner mes projets. Mais je veux bien