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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/65

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je peux vous en faire perdre le goût, cela dépend tout à fait de moi. Pourtant je ne le ferai pas ; mais je vous conseille de vous tenir tranquille jusqu’à dimanche à l’heure de midi, ou vous en entendrez davantage. Si vous essayez avant ce temps de voir Albertine, je vous fais danser devant ses yeux à vous en faire perdre haleine, je vous change en grenouille, la plus verte des grenouilles, et je vous jette dans le bassin du jardin des animaux, ou même dans la Sprée, où vous pourrez coasser jusqu’à votre dernier jour. Adieu, j’ai des affaires qui m’appellent aujourd’hui à la ville, vous ne pourriez pas me suivre, adieu !

L’orfévre avait raison, personne n’aurait pu le suivre : comme s’il avait eu aux pieds les fameuses bottes de sept lieues de Schlemil, d’un seul pas il était hors de la salle.


Le conseiller sur le manche à balai.


Il n’y a rien de surprenant à ce que, la minute suivante, il apparut comme un spectre dans la chambre du conseiller des commissions et lui souhaita le bonsoir.

Le conseiller fut très-effrayé, se remit presque aussitôt, et demanda à l’orfévre avec rudesse ce qu’il lui voulait si tard dans la nuit, tout en l’invitant à se retirer et à lui épargner les tours de passe-passe qu’il projetait sans doute d’exercer avec lui.

— Ainsi, répondit très-froidement l’orfévre, sont tous les hommes, et principalement les conseillers. Ils repoussent justement les personnes qui s’approchent d’eux avec des intentions bienveillantes, et dans les bras desquelles ils devraient se jeter avec confiance. Vous êtes, mon cher conseiller, un homme malheureux et bien à plaindre, je viens, j’accours au beau milieu de la nuit pour me concerter avec vous, afin de détourner peut-être le coup qui va vous atteindre vous et elle !

— Ô Dieu ! s’écria le conseiller, peut-être encore une faillite à Hambourg, à Brème ou à Londres, qui me menace d’une ruine ? Oh ! malheureux conseiller ! cela manquait encore !

— Non, dit l’orfévre en interrompant ses plaintes, il est question de tout autre chose. Ainsi vous ne voulez pas accorder au jeune Edmond Lehsen la main de votre fille ?

— Ah çà ! vous en revenez à cette mauvaise plaisanterie, s’écria le conseiller, moi ! donner ma fille a un misérable peintre !

— Ma foi ! répliqua l’orfévre, il vous a pourtant très-bien peints votre fille et vous.

— Ah ! reprit le conseiller, ce serait un joli marché, ma fille pour deux portraits.

— Edmond se vengera si vous lui refusez Albertine, fit l’orfévre.

— Je serais curieux de savoir quelle vengeance, s’écria le conseiller, un meurt-de-faim, un pauvre hère peut exercer contre le conseiller des commissions Melchior Voswinkel.

— Je vais vous le dire à l’instant, mon cher conseiller, continua l’orfévre, Edmond est sur le point de retoucher votre portrait de la bonne manière ! Il donnera à la figure souriante une expression amère, des yeux cernés et ternes, des lèvres pendantes ; il creusera des rides sur le front et sur les joues, et n’oubliera pas les cheveux gris. Au lieu du joyeux message du gain à la loterie il écrira le triste message que vous avez reçu avant-hier de la faillite de la maison Campbell et compagnie à Londres, et mettra sur l’adresse Au conseiller manqué de la ville et de la commission ; car il sait qu’il y a un an vous avez essayé en vain d’être nommé conseiller de la ville. De votre poche percée tomberont des ducats, des thalers, des bons du trésor, qui représentent la perte que vous éprouvez. Et il mettra le portrait dans la Jajer strasse, chez le marchand de tableaux, près de la Banque.

— Le satan ! s’écria le conseiller, non, il n’osera pas, il ne le fera pas ! j’invoquerai la justice, la police !

— Si cinquante personnes, dit l’orfévre, voient le tableau seulement un quart d’heure, la nouvelle en courra bientôt, avec mille nuances, et une foule de bons mots, par toute la ville ; tout le ridicule que l’on a mis et met encore sur votre compte sera rafraîchi et remis à neuf, on vous rira en plein visage, et le pis est que l’on parlera partout de votre perte avec la maison Campbell et compagnie, et votre crédit sera perdu.

— Ô Dieu ! reprit le conseiller, mais il faut, le scélérat, qu’il me rende le portrait ; je l’aurai demain vers la pointe du jour.

Et s’il vous le rend, continua l’orfévre, ce dont je doute fort, en serez vous plus avancé ? Il gravera votre honorable personne modifiée comme je vous l’ai dit tout à l’heure, en tirera des milliers d’exemplaires qu’il coloriera lui-même con amore, et vous enverra dans le vaste monde, à Hambourg, Brème, Lubeck, Stettin, et à Londres.


Vous garderez toute la vie un visage vert.


— Assez, assez, interrompit le conseiller, allez voir cet homme affreux, offrez-lui cinquante, cent thalers s’il abandonne l’idée du portrait.

— Ah ! ah ! ah ! reprit l’orfévre, vous oubliez que Lehsen ne tient nullement à l’argent, que ses parents sont à l’aise, que sa grand’tante, la demoiselle Lehsen, qui demeure dans la Grande rue, lui a depuis longtemps légué sa fortune, qui ne monte pas à moins de quatre-vingt mille thalers.

— Que dites-vous ! reprit le conseiller tout pâle de surprise, quatre-vingt… Écoutez, monsieur Léonard, je sais qu’Albertine est tout à fait coiffée du jeune Lehsen, je suis un bon diable, un tendre père, je ne sais pas résister aux pleurs. C’est un artiste de mérite. Vous savez ! en art, je ne suis pas connaisseur. Il a de grandes qualités, le jeune homme, ce cher Lehsen. — Quatre-vingt… — Eh bien !