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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/66

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savez-vous, Léonard, je lui donne ma fille par pure bonté, au charmant jeune homme !

— Écoutez, dit l’orfévre, je vais vous raconter quelque chose de drôle. J’arrive du jardin des animaux. Près du grand bassin j’ai trouvé notre ancien ami et camarade d’école Tusmann, qui, par désespoir des mépris d’Albertine, voulait se jeter à l’eau. J’ai eu toutes les peines du monde à le faire renoncer à ce projet en lui représentant que vous, mon brave conseiller, vous tiendriez votre parole envers lui, et, par vos observations paternelles, décideriez Albertine à lui donner sa main. Si le contraire a lieu, si vous mariez votre fille au jeune Lehsen, alors Tusmann se jettera dans le bassin, c’est indubitable. Pensez au scandale que fera naître la mort d’un homme de cette importance. Chacun le plaindra. Vous, au contraire, vous serez regardé comme son assassin, et livré au mépris. Vous ne pourrez recevoir personne. Si, pour changer, vous allez au café, on vous jettera à la porte en bas des escaliers.

Et plus encore. Le secrétaire intime jouit de la haute estime de ses supérieurs, sa renommée d’habile homme d’affaires a traversé tous les bureaux. Si, par vos hésitations, votre manque de foi, vous avez causé sa mort, il n’y a pas à penser à avoir jamais dans votre maison un conseiller intime de légation ou de haute finance. Les personnes dont la bienveillance vous est nécessaire dans votre emploi vous laisseront tout à fait de côté, les simples conseillers de commerces vous railleront, les expéditionnaires voudront vous assassiner, et les courriers de la chancellerie enfonceront leur chapeau sur leurs têtes en vous rencontrant. On vous ôtera votre titre de conseiller des commissions, les ennuis se succéderont, votre crédit sera ruiné, votre fortune s’écroulera, et tout ira de mal en pis jusqu’à ce qu’à la fin le mépris, la pauvreté, la misère…

— Arrêtez ! s’écria le conseiller, vous me mettez au martyre. Qui aurait pu s’imaginer que l’intime deviendrait un pareil singe à la fin de ses jours ? Mais, vous avez raison, que cela aille comme cela voudra aller, je dois tenir parole à l’intime ou je suis ruiné. Oui, c’est décidé, l’intime épousera Albertine.

— Vous oubliez, dit l’orfévre, la demande du baron Dummerl, vous oubliez la terrible malédiction du vieux Manassé ! Vous aurez en Benjamin un terrible ennemi, si vous le refusez. Manassé s’opposera à toutes vos spéculations, il ne reculera devant aucun moyen de diminuer votre crédit, il saisira toutes les occasions de vous nuire, il ne se reposera pas qu’il ne vous ait jeté dans la honte et le mépris, jusqu’à ce que le dales qu’il vous a annoncé entre réellement dans votre maison. N’allons pas plus loin. Si vous donnez la main d’Albertine à l’un des trois prétendants, vous aurez à vous repentir : et voilà pourquoi je vous appelais un pauvre homme digne de pitié.

— Je suis perdu, je suis un malheureux conseiller ruiné ! Si je n’avais pas une fille sur les bras ! Que Satan les emporte tous, le Lehsen, le Benjamin et mon intime aussi par-dessus le marché !

— Eh bien, continua l’orfévre, il y a encore un moyen de vous tirer d’embarras.

— Lequel, fit le conseiller en s’arrêtant tout droit devant l’orfévre, les yeux fixés sur lui, lequel ? Je consens à tout.

— Avez-vous, demanda l’orfévre, jamais vu représenter au théâtre le Juif de Venise ?

— C’est la pièce dans laquelle l’acteur Devrient joue le rôle d’un juif altéré de meurtre, Shylock, qui demande la chair palpitante d’un négociant. Sans doute je l’ai vue : mais que signifie cette plaisanterie ?

— Vous devez alors vous rappeler qu’une certaine demoiselle très-riche, Porzia, apparaît en scène. Son père, par son testament, donne la main de sa fille à celui qui gagnera dans une sorte de loterie. Trois boîtes sont apportées ; les soupirants doivent choisir et ouvrir à mesure chacune d’elles : la main de Porzia appartiendra à celui qui choisira la boîte qui renferme son portrait. Faites de votre vivant ce que le père de Porzia faisait après sa mort. Dites aux trois prétendants que vous les agréez tous les trois et que vous abandonnez votre décision au hasard. On apportera trois boîtes, on donnera à choisir aux amoureux, et celui qui trouvera le portrait d’Albertine obtiendra sa main.

— Quelle proposition aventureuse ! s’écria le conseiller ; et si j’y consens, croyez-vous, honorable Léonard, que cela ne sera profitable en la moindre chose ? que la haine et la colère de ceux qui n’auront pas choisi le portrait ne retomberont pas sur moi ? voudront-ils abandonner leur prétentions ?

— Halte ! s’écria l’orfévre, là est le point important. Voyez-vous, commissaire, je vous promets d’arranger l’affaire des cassettes de telle sorte que tout finira heureusement et en paix. Les deux qui auront mal choisi ne trouveront pas dans leur boîte, comme les princes de Monaco et d’Aragon, un congé désagréable ; mais ils obtiendront une chose qui les réjouira assez pour les distraire de l’idée du mariage avec Albertine, et ils regarderont cela comme un bonheur accordé par l’éternel toute-puissance…

— Serait-ce possible ? demanda le conseiller.

— Ce n’est pas possible seulement, répondit l’orfévre, cela sera et doit arriver, je vous en donne ma parole.

— Eh bien donc, dit le conseiller, que cela soit ainsi.

Et tous deux s’entendirent pour que le choix fut fait au dimanche de la semaine à l’heure de midi. L’orfévre promit de procurer les trois boîtes.


Le secrétaire intime s’avança d’un pas incertain prés de la table.


VI.

Où l’on raconte comment se fit le choix de la fiancée, et où l’histoire se termine.


On peut s’imaginer quel fut le désespoir d’Albertine lorsque le conseiller lui eut parlé de la loterie dont sa main devait être l’enjeu ; mais ni prières, ni supplications, ni pleurs ne purent changer cette détermination. À cela s’ajoutaient l’indifférence, l’indolence, si peu naturelles à ceux qui aiment, de Lehsen, qui n’essayait pas de la voir en secret ou de lui envoyer au moins un message d’amour.

Albertine, le samedi veille du jour plein de mystères qui devait décider de son sort, était assise solitairement dans sa chambre, le crépuscule s’épaississait déjà ; toute remplie de la pensée du malheur qui la menaçait, il lui vint en idée de prendre tout à coup un parti décisif et de s’enfuir de la maison paternelle plutôt que de supporter le sort le plus affreux de tous : celui d’épouser le vieux et pédant secrétaire intime ou l’ignoble baron Bensch. Mais en même temps le souvenir de l’incompréhensible orfévre lui revint en mémoire, ainsi que l’art magique dont il avait fait preuve pour écarter le neveu de Manassé. Elle était certaine qu’il avait appuyé Lehsen, et l’espérance commença à luire en son cœur. Elle éprouva un vif désir de parler à Léonard, et resta convaincue qu’elle ne s’effrayerait pas le moins du monde s’il se présentait tout à coup devant elle à la manière des fantômes.

Et il arriva en effet qu’elle ne s’émut nullement lorsqu’elle s’aperçut que ce qu’elle avait pris pour le poêle était en réalité l’or-