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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/67

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févre. Celui-ci s’approcha d’elle, et d’une voix douce et sonore lui parla ainsi :

— Abandonne toute tristesse, tout chagrin de cœur, ma chère enfant, sache qu’Edmond Lehsen, que tu crois pour le moins aimer en ce moment, est mon favori et que je l’aide de tout mon pouvoir ; sache encore que c’est moi qui ai donné à ton père l’idée de la loterie, que c’est moi qui ai fourni les cassettes mystérieuses, et sois certaine alors que personne autre que Léonard ne trouvera ton portrait.

Albertine voulait pousser un cri de joie, l’orfévre continua :

— J’aurais pu donner ta main à Léonard d’une autre manière, mais il fallait contenter aussi en même temps le secrétaire intime Tusmann et le baron Bensch. Cela aussi sera fait ; et toi et ton père vous serez ainsi à l’abri des prétendants.

Albertine se confondit en chaleureux remerciements, elle se serait presque jetée aux pieds du vieil orfèvre, elle pressait ses mains contre sa poitrine, elle assurait que, malgré ses sortilèges, malgré son apparition fantastique, ce soir même, dans sa chambre, elle n’éprouvait aucune terreur auprès de lui, et enfin elle termina en lui demandant naïvement ce qu’il était en réalité.

— Eh ! ma chère enfant, dit l’orfévre en souriant, il me serait très-difficile de vous l’expliquer. Il en est de moi comme de beaucoup d’autres qui savent mieux ce pour quoi on les prend que ce qu’ils sont. Apprends donc que beaucoup s’imaginent voir en moi l’orfévre Léonard Turnhauser qui brillait de tant d’éclat à la cour de l’électeur Jean-Georges en 1530, et qui traqué par la méchanceté et la jalousie disparut un jour on ne sait ni où ni comment. Maintenant les gens que l’on appelle romantiques ou fantasques me regardent comme son fantôme. Les esthétiques veulent s’emparer de moi et me poursuivent comme les docteurs et les savants au temps de Jean-Georges, et cherchent autant qu’ils le peuvent à couvrir d’amertume et de chagrin le peu d’existence qui me reste encore.

Ah ! ma chère enfant ! je le vois déjà, bien que je m’occupe avec intérêt de toi et du jeune Lehsen, bien que je paraisse un véritable deus ex machina, cependant plusieurs qui pensent comme les esthétiques ne pourront me supporter dans cette histoire, parce qu’ils ne peuvent croire à mon existence véritable. Pour garder à peu près ma sécurité je n’ai jamais pu avouer que je suis l’orfévre Léonard Turnhauser, et ces gens ont dû croire par conséquent que je suis un habile escamoteur et chercher l’explication de la fantasmagorie dont ils sont les témoins dans des opérations de magie naturelle et autre. J’ai encore en ce moment un tour que n’imiteraient ni Philidor, ni Philadelphio, ni Cagliostro, et qui pour ces gens restera, par l’impossibilité d’être expliqué, un embarras éternel ! et cependant je ne peux y renoncer, parce qu’il est tout à fait nécessaire au dénoûment d’une histoire berlinoise qui traite du mariage de hasard de trois personnes connues qui aspirent à la main de la jolie demoiselle Albertine Voswinkel. Ainsi, du courage, mon enfant, lève-toi demain de très-bonne heure, revêts le costume qui te plaît le plus, celui qui te va le mieux, tresse tes cheveux en nattes charmantes, et attends l’événement avec patience et tranquillité.

Le dimanche, à l’heure convenue, c’est-à-dire à onze heures précises, le vieux Manassé et son neveu plein d’espoir, le secrétaire intime Tusmann et Edmond Lehsen, accompagné de l’orfévre, étaient réunis. Les prétendants, sans même en excepter le baron Bensch, éprouvèrent une émotion qui ressemblait à de la crainte en voyant Albertine, qui ne leur avait jamais paru si gracieuse et si belle. Je puis apprendre à toute connaisseuse en toilette que la garniture de sa robe était de la dernière élégance, qu’elle laissait apercevoir les pieds les plus charmants et les mieux chaussés, que les manches courtes et le tour de la poitrine étaient garnis des dentelles les plus précieuses, que les gants de Paris glacés longs laissaient apercevoir les plus admirables bras, que l’ornement de la tête consistait en un seul peigne d’or rehaussé de pierres fines, et qu’il ne manquait à sa toilette de fiancée qu’une couronne de myrte sur ses cheveux noirs. Mais si Albertine paraissait plus séduisante encore, c’est parce que l’amour et l’espérance brillaient dans ses yeux et coloraient ses joues.

Dans un accès d’hospitalité, le conseiller avait fait préparer un déjeuner à la fourchette. Le vieux Manassé jeta sur la table un regard louche et malicieux, et lorsque le conseiller l’invita on put lire sur son visage la réponse de Shylock :

— Oui ! pour sentir le jambon, manger de ces mets où le Nazaréen, votre prophète, a contraint le démon d’entrer, je consens à trafiquer et vivre avec vous ; je marcherai avec vous, je me tiendrai debout près de vous, mais je ne prierai pas, je ne mangerai pas dans votre compagnie.

Le baron Bensch fut moins rigide, car il mangea des biftecks un peu plus que suffisamment et dit force stupidités, comme il était en sa nature d’en dire.

Le conseiller sortit tout à fait de sa manière d’être. Il était dans ce moment hérissé de mystère, car outre qu’il versa sans y regarder les vins de Madère et de Porto, il montra qu’il avait dans sa cave du malaga âgé de cent ans. Lorsque le déjeuner fut fini, il apprit aux prétendants la manière dont la main de sa fille devait être gagnée avec une éloquence dont on ne l’aurait pas cru capable.

Lorsque la cloche eut sonné midi, les portes du salon s’ouvrirent, et l’on aperçut au milieu, sur une table couverte d’un riche tapis, trois petites boîtes.

L’une, d’or, avait sur le couvercle une couronne de ducats éblouissants ; on lisait ces mots au milieu :

« Je donne à celui qui me prend un bonheur dans ses goûts. »

La seconde était d’argent habilement travaillé ; on lisait sur le couvercle, entre différents caractères tracés dans des langues étrangères :

« Celui qui me choisit prend plus qu’il n’espère. »

La troisième boîte, en ivoire très-bien travaillé, portait cette inscription :

« Celui qui me prendra trouvera le bonheur rêvé. »

Albertine prit place sur un fauteuil derrière la table ; le conseiller se plaça à ses côtés, Manassé et l’orfévre se retirèrent dans le fond de la chambre.

Lorsque le sort eut décidé que le secrétaire intime Tusmann choisirait le premier, Bensch et Lehsen allèrent dans la chambre voisine.

Le secrétaire intime s’avança d’un pas incertain près de la table, examina avec soin les boîtes, lut plus d’une fols les inscriptions, bientôt il se sentit attiré irrésistiblement par la beauté des caractères qui serpentaient sur la boîte d’argent.

— Dieu ! s’écria-t-il enthousiasmé, quelle admirable écriture ! comme ces traits arabes se marient bien avec la manière romaine, et

« Qui me choisit prend plus qu’il n’espère ! »

Avais-je jamais espéré votre main, mademoiselle Albertine de Voswinkel ? Ne me suis-je pas abandonné au désespoir ? Eh bien ! là est ma consolation, mon bonheur ! Conseiller, demoiselle Albertine ! je choisis la boîte d’argent.

Albertine se leva et présenta au secrétaire intime la petite clef de la boîte. Il l’ouvrit, mais quel fut son effroi de ne point voir le portrait d’Albertine, mais en sa place un petit livre relié en parchemin, qui lorsqu’il l’ouvrit, ne se trouva contenir que des feuilles blanches !

À côté était un billet avec ces mots :

« Si ton désir a été trompé, tu en retires un grand bien ; ce que tu trouves est conservé : il instruit ignorantiam et départit sapientiam. »

— Dieu juste ! bégaya le secrétaire intime, un livre ! Non, ce n’est pas un livre, c’est du papier relié, toute espérance est perdue ! ô ! pauvre secrétaire intime ! c’en est fait de toi ; allons à l’étang des grenouilles.

Tusmann voulait s’éloigner, l’orfévre se plaça devant lui et lui dit :

— Tusmann, vous êtes un niais ; aucun trésor ne vous viendra plus propos que celui que vous avez trouvé. La sentence aurait dû vous l’indiquer. Faites-moi le plaisir de mettre dans votre poche le livre que vous avez pris dans la boîte.

Tusmann le fit.

— Maintenant pensez au livre qu’il vous ferait le plus grand plaisir d’avoir eu ce moment sur vous.

— Ô Dieu ! s’écria le secrétaire intime avec une étourderie peu chrétienne, j’ai jeté dans la mare le court Essai sur la sagesse politique, œuvre de Thomasius !

— Menez la main à votre poche et tirez-en le livre, dit l’orfévre.

Tusmann le fit, et le livre se trouva être l’Essai de Thomasius.

— Ah ! qu’est-ce que ceci ? s’écria le secrétaire intime hors de lui. Ô Dieu ! mon cher Thomasius arraché aux insultes des viles grenouilles !

— Silence ! interrompit l’orfévre, remettez, votre livre en poche.

Tusmann le fit.

— Maintenant pensez à une œuvre rare que vous cherchez depuis longtemps et que nulle bibliothèque ne pourrait vous offrir.

— Ô Dieu ! dit le secrétaire intime presque attendri, comme pour me distraire et m’égayer j’ai résolu de fréquenter l’Opéra, je voudrais d’abord me fortifier dans la noble musique, et j’ai cherché jusqu’à présent sans succès un petit livre où sous une figure allégorique se trouve l’art du compositeur et du virtuose. Je veux parler de la Guerre Musicale de Jean Beer ou de la description d’un combat entre les deux héroïnes Composition et Harmonie ; on les y voit s’avancer l’une contre l’autre dans la lice, combattre, et après une lutte sanglante faire la paix entre elles.

— Cherchez dans votre poche, dit l’orfévre, et le secrétaire intime poussa un grand cri de joie en ouvrant le livre qui renfermait la Guerre musicale de Jean Beer !

— Vous voyez, lui dit l’orfévre, qu’au moyen de ce livre trouvé dans la cassette vous avez complété la plus riche bibliothèque que personne ait jamais eue, et que vous pourrez porter constamment sur vous. Car, avec ce merveilleux livre près de vous, il sera toujours, lorsque vous le prendrez, l’œuvre que vous lirez avec le plus de plaisir.

Le secrétaire intime, sans s’inquiéter d’Albertine et du conseiller,