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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/69

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— Qui n’est pas sans charme, interrompit Angélique. Pour ma part, nulle impression ne m’est plus agréable que ce léger frisson qui parcourt les membres et pendant lequel, le ciel sait comment, on jette un rapide regard dans l’étrange monde des rêves.

— Très-bien, continua Dagobert, cet agréable frisson nous a tous saisis, et pendant le temps que nos yeux parcouraient involontairement la patrie des rêves nous restions un peu tranquilles. Ce moment est passé, tant mieux pour nous d’être de retour à la réalité qui nous offre cette boisson délicieuse.

Et il se leva et vida en s’inclinant gaiement vers la colonelle le verre placé devant lui.

— Eh ! dit Maurice, puisque tu éprouvais comme nous le charme de cet état de rêve, pourquoi n’y restions-nous pas volontiers ?

— Permets-moi de te faire observer, interrompit Dagobert, qu’il n’est pas ici question des rêveries dont l’esprit s’amuse à suivre les écarts vagabonds. Les frissons du vent, du feu et du punch ne sont pas autre chose qu’une première attaque de cet état inexplicablement mystérieux, qui est profondément inhérent à la nature humaine, contre lequel l’esprit se révolte en vain et dont il faut bien se garder, je veux parler de l’effroi, la peur des revenants. Nous savons tous que le peuple fantastique des spectres sort volontiers la nuit, surtout par le temps d’orage, de son pays sombre, et commence son vol irrégulier. Il est tout naturel que dans ce temps nous nous trouvions disposés à recevoir leur épouvantable visite.

— Vous plaisantez, Dagobert, dit la colonelle, et je ne peux pas vous accorder que l’effroi enfantin dont nous sommes parfois saisis ait infailliblement sa cause dans notre nature ; je l’attribue bien davantage aux contes de nourrice et aux histoires de revenants dont nos bonnes nous effrayaient dans notre enfance.

— Non, noble dame, reprit vivement Dagobert, ces histoires qui nous charmaient dans notre jeune âge n’auraient pas dans notre âme un écho si profond et si éternel, si les cordes qui répètent leurs sons n’y étaient pas placées. On ne peut nier que le monde d’esprits inconnus qui nous entoure s’ouvre à nous souvent par des plaintes étranges ou des visions surnaturelles. Le frisson de la peur et de l’effroi ne peut venir que d’une lésion de notre organisation terrestre : c’est le chant douloureux de notre esprit captif qui se fait entendre.

— Vous êtes, dit la colonelle, un visionnaire comme tous les gens d’une imagination active ; mais si j’entre véritablement dans vos idées, si je crois en effet qu’il est permis à des esprits inconnus de communiquer avec nous par des sons incompréhensibles ou des visions, je ne vois pas alors pourquoi la nature viendrait poser les vassaux de ce mystérieux empire comme nos ennemis naturels, puisqu’ils ne peuvent nous arriver qu’accompagnés de la terreur, de l’effroi qui fait mal.

— Peut-être, reprit Dagobert, y a-t-il là dedans un châtiment secret de cette nature, dont, en enfants ingrats, nous repoussons les soins et les réprimandes. Je pense que du temps de l’âge d’or, lorsque notre race vivait dans le plus parfait accord avec elle, nous n’éprouvions ni effroi ni peur, parce que dans la paix la plus profonde, dans la plus complète harmonie de l’être tout entier, il ne se trouvait aucun ennemi qui pût nous apporter de pareils messages. J’ai parlé de la voix des esprits ; mais d’où vient donc que toutes les voix de la nature, dont nous connaissons parfaitement l’origine, résonnent pour nous comme les sons déchirants de la douleur et nous glacent de crainte ? La plus étonnante de ces voix naturelles est la musique aérienne appelée la voix du diable à Ceylan et dans les pays du voisinage, dont Schubert parle dans ses Considérations nocturnes de la science naturelle. Ces accents se font entendre dans les beaux jours clairs, semblables à des voix humaines qui se plaignent, tantôt nageant dans les lointains, tantôt résonnant auprès de nous. Ils font tant d’effet sur l’organisation des hommes, que les observateurs les plus froids et les plus positifs ne peuvent s’empêcher de se sentir serrer le cœur.

— Cela existe en effet, interrompit Maurice. Je n’ai été ni à Ceylan ni dans les pays voisins, et cependant j’ai entendu ces effroyables voix naturelles, et je n’étais pas seul à sentir les impressions que Dagobert décrivait tout à l’heure.

— Alors tu feras grand plaisir à madame la colonelle et à moi, et tu la convaincras davantage, en racontant comment ceci est arrivé.

— Vous savez, commença Maurice, qu’en Espagne j’ai combattu contre les Français. Nous bivouaquions avec un parti de cavaliers anglais et espagnols sur le champ de bataille de Vittoria avant le combat. J’étais en marche depuis la veille, fatigué à en mourir et profondément endormi. Je fus éveillé par un cri perçant de douleur. Je me dressai, je croyais que près de moi était couché un blessé dont j’entendais les gémissements de mort ; cependant tous mes camarades ronflaient autour de moi, et je n’entendis plus rien.

Les premiers rayons de l’aurore perçaient l’obscurité épaisse. Je me levai et marchai en enjambant par-dessus les dormeurs pour trouver le blessé ou le mourant. La nuit était tranquille, le vent du matin commença à agiter doucement, bien doucement le feuillage. Alors pour la deuxième fois un son prolongé de plaintes traversa les airs et résonna sourdement dans les lointains. On aurait dit que les esprits des morts se dressaient sur le champ de bataille et envoyaient leurs horribles cris de détresse dans les immenses espaces du ciel. Ma poitrine tressaillit et une peur ineffable s’empara de moi. Les cris de détresse que j’avais entendus sortir du gosier humain n’étaient pas comparables à ces accents déchirants. Les camarades se réveillèrent. Pour la troisième fois un cri plus fort et plus horrible remplit les airs. Nous restâmes immobiles et glacés, les chevaux devinrent inquiets et commencèrent à piétiner et à se couvrir d’écume. Plusieurs Espagnols tombèrent à genoux et se mirent à prier tout haut. Un officier anglais assura qu’il avait déjà été souvent témoin de ce phénomène causé par l’électricité dans les pays du Sud, et que le temps allait changer vraisemblablement. Les Espagnols, portés au merveilleux par leur superstition, reconnurent là l’appel des esprits supérieurs, qui annonçait des malheurs. Ils furent confirmés dans leur croyance lorsque le jour suivant la bataille tonna avec toutes ses horreurs.

— Est-il besoin, dit Dagobert, d’aller en Espagne ou à Ceylan pour entendre les voix merveilleuses de la nature ? Le sourd mugissement du vent, le bruit strident de la grêle, les cris et les plaintes des girouettes ne peuvent-ils pas nous effrayer comme ces sons ? Prêtez donc seulement une oreille complaisante à la folle musique que cent voix épouvantables hurlent dans la cheminée ou écoutez seulement la petite chanson fantastique que commence à moduler la bouilloire de thé.

— Oh ! bravo ! bravo ! s’écria la colonelle, même dans la théière Dagobert place des esprits qui doivent signaler leur présence par leurs gémissements épouvantables.

— Notre ami n’a pas tout à fait tort, reprit Angélique. Les murmures, les claquements, les sifflements dans la cheminée me rendraient tremblante, et la chanson que fredonne en se plaignant la théière m’est si agaçante que je vais éteindre la lampe pour la faire cesser de suite.

Angélique se leva, son mouchoir tomba à terre, et Maurice se baissa pour le ramasser, et le lui présenta. Elle laissa reposer sur lui le regard plein d’âme de ses yeux célestes. Il saisit sa main et la porta ardemment à ses lèvres.

En ce moment Marguerite tressaillit fortement comme frappée d’un coup électrique, et elle laissa tomber sur le parquet le verre de punch qu’elle venait d’emplir et qu’elle allait présenter à Dagobert. Le verre se brisa avec fracas en mille morceaux. Elle se jeta en sanglotant tout haut aux pieds de la colonelle, se traita de maladroite, et la pria de lui permettre de se retirer dans sa chambre. Tout ce que l’on avait raconté, disait-elle, bien qu’elle n’eût pas tout compris très-exactement, l’avait fait trembler intérieurement.

Elle avait une peur affreuse près de la cheminée, elle se sentait malade et demandait qu’on lui permît de se mettre au lit. Alors elle baisa la main de la colonelle et la baigna des larmes brûlantes qui s’échappaient de ses yeux.

Dagobert comprit le côté pénible de la scène et sentit la nécessité de lui donner une autre tournure ; il se précipita aussi aux pieds de la colonelle et implora de sa voix la plus lamentable la grâce de la coupable, qui s’était avisée de répandre le plus délicieux breuvage qu’eût jamais goûté un docteur en droit.

La colonelle, qui avait jeté sur Marguerite un regard sévère, fut égayée par l’adroite conduite de Dagobert. Elle tendit les deux mains à la jeune fille et lui dit :

— Lève-toi et sèche tes larmes, tu as trouvé grâce devant mon rigide tribunal ; mais je ne te tiens pas quitte de toute peine. Je t’ordonne de rester ici sans penser à ta maladie et de verser le punch à nos hôtes avec plus d’ardeur que tu ne l’as fait jusqu’à présent, et surtout et avant tout de donner un baiser à ton sauveur en signe de ta vive reconnaissance.

— La vertu trouve toujours sa récompense, dit Dagobert en saisissant la main de Marguerite. Croyez-le, ma chère, ajouta-t-il, il se trouve encore sur terre des jurisconsultes héroïques prêts à se sacrifier sans hésiter pour l’innocence ! Pourtant, pour obéir aux jugements de notre juge sévère, exécutons ses arrêts, qui sont sans appel.

Et puis il déposa un léger baiser sur les lèvres de Marguerite, et la reconduisit solennellement à sa place. Marguerite, toute couverte de rougeur, rit tout haut pendant que des larmes perlaient encore sur sa paupière.

— Folle que je suis, s’écria-t-elle en français, ne dois-je pas faire tout ce que madame la colonelle m’ordonne ! je resterai tranquille, je verserai du punch et j’entendrai sans frémir les histoires de revenants.

— Bravo, enfant angélique ! interrompit Dagobert, mon héroïsme t’a enthousiasmée, et la douceur de tes belles lèvres a fait sur moi un effet pareil. Ma fantaisie s’éveille de nouveau, et je me sens disposé à abandonner l’horreur du regno di pianto pour nous égayer.