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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/70

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— Je pense, dit la colonelle, que nous allons laisser là nos sujets terribles.

— Je vous en prie, chère mère, interrompit Angélique, permettez à notre ami Dagobert de m’accorder ma demande. J’avoue que je suis très-enfant, et que rien ne me plaît plus à entendre que de jolies histoires de revenants qui me font froid par tous les membres.

— Oh ! j’en suis enchanté ! s’écria Dagobert, rien ne me plaît tant chez les jeunes filles que de les trouver très-faciles à effrayer. Je ne voudrais jamais épouser une femme qui n’aurait pas une affreuse peur des spectres.

— Tu prétends, cher ami Dagobert, dit Maurice, que l’on doit surtout se défendre de tout frisson rêveur comme de la première attaque de la crainte des esprits, tu nous dois une explication à ce sujet.

— On n’en reste jamais, répondit Dagobert, si les circonstances s’y prêtent, à cet agréable état rêveur qu’amène la première attaque. Bientôt surviennent la crainte mortelle, l’effroi échevelé, et chaque sentiment qui fait plaisir semble être l’appât au moyen duquel nous enlace le monde mystérieux des fantômes. Nous parlions tout à l’heure de voix surnaturelles et de leur effet terrible sur nos sens ; mais quelquefois nous entendons des bruits plus étranges encore dont la cause est inexplicable, et qui éveillent en nous un profond effroi. Toute pensée tranquillisante : que c’est un animal caché, un courant d’air ou toute autre chose qui aura pu causer naturellement ce bruit, devient impuissante. Tout le monde a éprouvé que le plus petit bruit pendant la nuit qui revient à des intervalles réglés chasse tout sommeil, et alors l’effroi intérieur nous saisit et va toujours en augmentant jusqu’à nous troubler toute notre organisation.

Il y a peu de temps je descendis dans une auberge dont l’hôte me donna une chambre vaste et gaie. Je fus subitement réveillé au milieu de la nuit. La lune jetait ses rayons à travers la fenêtre sans rideaux, de sorte que tous les meubles et même les plus petits objets se distinguaient facilement. Alors j’entendis un bruit semblable à celui que ferait une goutte de pluie en tombant dans un bassin de métal. J’écoutai : le bruit revenait toujours à intervalles réguliers. Mon chien, qui s’était couché sous mon lit, en sortit en rampant, et se mit à flairer en gémissant et en hurlant autour de la chambre. Il grattait tantôt le mur et tantôt le plancher. Je me sentis comme pénétré d’un torrent de glace, des gouttes de sueur froide tombaient de mon front. Cependant faisant un effort sur moi-même, j’appelai, je sautai du lit, et m’avançai jusqu’au milieu de la chambre. Alors la goutte tomba juste devant moi, comme à travers mon corps, dans le métal, qui résonna avec un bruit retentissant. Paralysé par l’effroi, je regagnai mon lit en chancelant, et cachai ma tête sous la couverture. Il me sembla que le son diminuait peu à peu d’intensité, mais toujours avec des pauses réglées. Je tombai dans un profond sommeil.

Il était grand jour lorsque je me réveillai. Le chien s’était placé tout près de moi : il sauta du lit lorsque je me réveillai, et se mit à aboyer joyeusement, comme s’il n’éprouvait plus aucune frayeur. L’idée me vint que j’étais peut-être le seul à ignorer la cause naturelle de ce bruit étrange, et je racontai à l’aubergiste ma grande aventure, dont je me sentais encore tout glacé.

— Je suis certain, lui dis-je en terminant, que vous me mettrez au fait de tout ceci et me prouverez que j’ai eu tort de m’en émouvoir.

L’aubergiste pâlit.

— Au nom du ciel, monsieur ! me dit-il, ne dites à personne ce qui se passe la nuit dans cette chambre, vous me feriez perdre mon pain. Plusieurs voyageurs se sont déjà plaints de ce bruit, qui se fait entendre dans les nuits de lune. J’ai tout exploré, j’ai fait même défaire des cloisons dans cette chambre et dans celles qui l’avoisinent, j’ai cherché avec soin dans les environs sans pouvoir découvrir la cause de ce bruit effrayant. Il s’est tu environ pendant une année : je croyais être délivré de cette diablerie maudite, et maintenant j’apprends à mon grand effroi qu’elle recommence. Dans aucune occasion je ne donnerai à l’avenir cette chambre à un voyageur.

— Ah ! dit Angélique toute frissonnante, c’est affreux, c’est très-affreux ! Je serais morte si cette aventure m’était arrivée. Souvent j’ai éprouvé en me réveillant en sursaut une crainte ineffable, comme si l’on venait de m’apprendre quelque chose d’effrayant. Et cependant je n’en avais pas le moindre pressentiment ; je n’avais pas même le souvenir d’un épouvantable songe, il me semblait que je sortais d’un état de complet anéantissement semblable à la mort.

— Je connais cet état apparent, continua Dagobert ; peut-être annonce-t-il le pouvoir d’influences psychiques auxquelles nous nous abandonnons volontairement. De même que les somnambules ne se rappellent absolument rien de leur état de sommeil et des actions qu’ils ont faites en ce moment, de même aussi cette inquiétude poignante, dont la cause nous est inconnue, n’est-elle que l’effet de quelque charme puissant qui nous possède.

— Je me rappelle d’une manière encore très-vive, dit Angélique, et il y a de cela quatre ans environ, que dans la nuit de la quatorzième année de mon anniversaire je me réveillai dans une disposition de ce genre, et j’en conservai de l’effroi pendant plusieurs jours. Je m’efforcerai en vain de me rappeler le songe qui m’avait épouvantée de la sorte. Je me rappelle très-clairement que j’ai souvent raconté en rêve à ma mère ce même rêve affreux, mais sans pouvoir se rappeler au réveil ce que je lui avais raconté.

— Ce phénomène psychique, répondit Dagobert, dépend d’un principe magnétique.

— Notre entretien, dit la colonelle, va de plus fort en plus fort ; nous nous perdons dans une foule de choses qui me sont désagréables à penser. Je vous somme, monsieur Maurice, de nous raconter à l’instant une histoire gaie, une histoire folle pour mettre une bonne fois fin à toutes ces causeries diaboliques.

— J’obéirai bien volontiers à vos ordres, repartit Maurice, si vous voulez me permettre de vous parler encore d’une aventure qui erre depuis longtemps sur mes lèvres. Elle me domine si complètement en ce moment que ce serait peine perdue pour moi de vouloir parler d’autre chose.

— Eh bien alors débarrassez-vous en donc, répondit la colonelle, mon mari va bientôt rentrer, et alors j’entreprendrai très-volontiers avec vous un combat de paroles où j’entendrai parler avec enthousiasme de beaux chevaux, pour détourner l’attention de mon esprit, tourné en ce moment, je ne m’en défends pas, vers les apparitions.

— Dans la dernière guerre, dit Maurice, je fis connaissance d’un lieutenant-colonel russe né à Liffland. Il avait trente ans à peine. Et comme il plut au hasard de nous faire trouver plus d’une fois ensemble devant l’ennemi, nous devînmes amis intimes.

Bogislaw, c’était le nom de baptême du lieutenant-colonel, avait toutes les qualités capables d’inspirer à la fois la plus haute estime et l’amour de femme le plus passionné. Il était de noble et haute stature, avait beaucoup d’esprit, un beau visage mâle, une instruction rare, était la bienveillance et la bonne humeur mêmes, et était en outre brave comme un lion. Il était très-gai auprès de la bouteille ; mais souvent en ces circonstances il était dominé par le souvenir d’une aventure qui lui était arrivée et qui avait laissé sur sa figure les traces du plus violent chagrin. Alors il devenait silencieux, quittait la société, et errait dans les environs. En campagne il avait l’habitude d’aller continuellement, pendant la nuit, d’un avant-poste à un autre, et il ne s’endormait que lorsqu’il était accablé de fatigue. Il arrivait aussi qu’il s’exposait sans nécessité aux dangers les plus grands. Il paraissait dans le combat chercher la mort, qui semblait s’éloigner de lui. Dans les plus fortes mêlées il ne recevait ni balle ni coups de sabre. Il était certain qu’une affreuse perte ou peut-être une action regrettable avait troublé sa vie.

Nous prîmes d’assaut un château fortifié, et nous y séjournâmes pendant deux jours pour donner un peu de repos aux soldats épuisés.

La chambre dans laquelle logeait Bogislaw était voisine de la mienne. Quelques coups frappés doucement à ma porte m’éveillèrent une nuit.

— Qui est là ? demandai-je.

— Bogislaw ! me répondit-on.

Je reconnus la voix de mon ami, et j’allai ouvrir.

Alors Bogislaw m’apparut en chemise, une bougie allumée à la main, pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres, incapable de prononcer un seul mot.

— Au nom du ciel ! m’écriai-je, qu’y a-t-il, mon cher Bogislaw ?

Je le conduisis à un fauteuil à moitié évanoui, et lui versai deux ou trois verres d’un vin généreux placé justement sur la table. Je pris sa main dans la mienne, lui tins les discours les plus consolants que je pusse trouver, sans savoir la cause de cette effroyable aventure.

Bogislaw se remit peu à peu, soupira profondément, et commença d’une voix basse et sombre :

— Non, non, j’en deviendrai fou ! que la mort que je désire vienne donc me saisir ! Mon cher Maurice, écoute mon horrible secret.

Je t’ai déjà dit que je me trouvais à Naples il y a quelques années. Là je vis la fille d’un des principaux habitants, et j’en devins éperdument amoureux. Cette créature angélique se donna à moi, et avec l’agrément des parents nous résolûmes de contracter une union dont j’attendais la félicité du ciel. Déjà le jour fixé pour le mariage était arrivé, lorsqu’un comte sicilien se présenta et demanda instamment la main de ma fiancée. J’eus une explication avec lui, il se permit de me railler. Nous nous battîmes, et je le traversai d’un coup d’épée. J’allai en grande hâte rejoindre ma fiancée. Je la trouvai tout en larmes ; elle me nomma l’infâme assassin de son amant, me repoussa avec toutes les apparences de la haine, poussa des cris de désespoir et lorsque je lui pris la main elle tomba évanouie comme si elle eût été piquée par un scorpion. Que l’on se figure ma consternation ! Les parents ne comprenaient rien à ce changement d’affection de leur fille. Elle n’avait jamais dit un mot de la demande en mariage du comte. Le père me cacha dans son palais, et s’occupa avec le plus grand zèle de me faire évader de Naples sans être découvert. Sous le fouet des Furies, j’allai d’une seule traite jusqu’à Saint-Pétersbourg. Ce n’est pas l’infidélité de ma maîtresse, c’est un fatal secret qui trouble ma vie. Souvent, pendant le jour, mais plus souvent dans la nuit, j’entends quelquefois venir des lointains, quelquefois partir près de moi un râle de mourant. C’est la voix du comte mort qui fait