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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/73

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sissaient mon âme, c’étaient les yeux du comte, c’était sa main de fantôme qui m’enveloppait d’une trame de feu. Mais la voix consolatrice de jeune homme qui me parla du sein des fleurs odorantes de l’arbre merveilleux c’était Maurice, mon Maurice !

— Ton Maurice ! reprit le colonel en se détournant par un mouvement si brusque, qu’Angélique en fut presque renversée. Puis il dit d’une voix sourde en se parlant à lui-même : — Ainsi la sage détermination d’un père, la demande d’un homme plein de noblesse seraient sacrifiées à des élucubrations d’enfant et à un amour clandestin !

Il recommença comme auparavant à se promener silencieusement dans la chambre, puis s’adressant à Maurice :

— Monsieur le grand écuyer de R., dit-il, vous savez que j’ai pour vous une haute estime, je n’aurais jamais désiré pour gendre un homme qui me fût plus agréable, mais j’ai donné ma parole au comte de S…i, auquel j’ai des obligations aussi grandes qu’un homme peut en avoir à un autre. Mais ne croyez pas que je veuille jouer le rôle d’un père tyrannique ; je vais aller trouver le comte, je lui raconterai tout. Votre amour me vaudra un combat sanglant, peut-être me coûtera-t-il la vie, mais qu’il en soit ainsi, je l’offre volontiers : attendez ici mon retour.


Le punch fumait, le feu claquait.


Le grand écuyer l’assura avec enthousiasme qu’il courrait lui-même plutôt cent fois à la mort que de souffrir que le colonel s’exposât en quoi que ce fût. Sans lui répondre, le colonel se précipita au dehors.

À peine avait-il quitté la chambre, que les amants, au comble du ravissement, tombèrent dans le bras l’un de l’autre et se jurèrent une inébranlable fidélité. Alors Angélique assura qu’au moment où le colonel lui avait appris la demande en mariage du comte, elle avait pour la première fois senti au fond du cœur combien elle aimait son Maurice, et qu’elle mourrait plutôt que de donner sa main à un autre. Il lui avait semblé alors que Maurice l’aimait aussi depuis longtemps.

Puis ils se rappelèrent ensemble des moments où leur amour mutuel s’était trahi, et, oubliant toute la colère, toute la résistance du colonel, ils se mirent à pousser des exclamations de joie comme des enfants. La colonelle, qui avait depuis longtemps découvert le germe de cet amour, appuyait de tout son cœur le choix de sa fille, et elle leur jura de faire de son côté tout ce qui dépendrait d’elle pour détourner le colonel d’une union qui l’effrayait sans qu’elle sût pourquoi.

Une heure s’était à peu près écoulée, lorsque la porte s’ouvrit. Au grand étonnement de tous, le comte S…i entra ; le colonel le suivait les yeux enflammés. Le comte s’approcha d’Angélique, saisit sa main et la fixa avec un sourire amer et douloureux. Angélique frissonna, et murmura d’une voix à peine distincte et près de s’évanouir :

— Ah ! ces yeux !

— Vous pâlissez, mademoiselle, lui dit le comte, comme autrefois lorsque, pour la première fois, j’entrai dans votre salle de réunion. Suis-je donc véritablement un spectre épouvantable ? Non, Angélique, n’ayez pas peur, ne craignez rien d’un malheureux qui vous aimait avec tout le feu, toute l’ardeur d’un jeune homme. Ignorant que vous eussiez donné votre cœur, il était assez fou pour prétendre à votre main. Non ! même la parole de votre père ne me semble pas un droit à une félicité que vous seule pouvez accorder. Vous êtes libre, mademoiselle ! Ma vue ne vous rappellera même pas les moments d’ennui que je vous ai causés, demain peut-être je retournerai dans mon pays.

— Maurice ! mon Maurice ! s’écria Angélique au comble de la joie, et elle se précipita dans les bras de son bien-aimé.

Le comte tressaillit de tous ses membres, ses yeux s’enflammèrent d’un feu inusité, ses lèvres tremblèrent, il laissa échapper un son inarticulé. Mais se tournant tout à coup vers la colonelle, pour lui faire une demande insignifiante, il parvint à dominer la fougue de ses sentiments, tandis que le colonel répétait à chaque instant :

— Quelle grandeur d’âme ! quelle noblesse ! qui peut ressembler à cet homme d’élite ! soyez mon ami pour la vie.

Et puis il pressa le grand écuyer, Angélique et la colonelle sur son cœur, tout en assurant, le rire sur les lèvres, qu’il ne voulait rien savoir de plus sur le méchant complot qui avait été tramé contre lui ; puis il exprima l’espoir qu’Angélique n’aurait plus rien à redouter à l’avenir des yeux de fantôme.

Il était plus de midi, le colonel invita le grand écuyer et le comte à déjeuner avec lui. On envoya chercher Dagobert, qui vint bientôt au milieu d’eux tout rayonnant de gaieté.


Un homme habillee de noir de la tete aux pieds…


Lorsque l’on voulut s’asseoir, Marguerite ne se trouva pas là. On apprit qu’elle s’était enfermée dans sa chambre, et avait déclaré qu’elle se sentait malade et hors d’état de se joindre à la société.

— Je ne sais, dit la colonelle, ce que Marguerite a depuis quelque temps, elle est pleine de caprices fantasques, elle pleure ou rit pour la moindre chose, sa manière d’être étrange va jusqu’à la rendre insupportable.

— Ton bonheur, dit tout bas Dagobert au grand écuyer, est la mort de Marguerite.

— Visionnaire, lui répondit son ami sur le même ton, ne trouble pas mon bonheur !

Jamais le colonel n’avait été si joyeux, jamais la colonelle, toujours occupée de l’avenir de sa fille et le voyant assuré, ne s’était senti plus de joie au cœur, ajoutez à cela que Dagobert était d’un entrain