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Page:Hoffman - Contes des frères Sérapion, trad de la Bédolière, 1871.djvu/72

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visages pâles et notre étrange manière d’être de nous prendre pour des gens d’un autre monde ?

Le comte étalait dans sa conversation les richesses des connaissances les plus étendues ; et si, Italien de naissance, il avait un accent étranger, il n’en possédait pas moins complètement les tournures de la langue les plus familières. Ses récits entraînaient par leur chaleur irrésistible ; et Maurice et Dagobert, si défavorablement disposés qu’ils fussent contre lui, lorsqu’il parlait et laissait errer sur son pâle mais beau visage un agréable sourire, oubliaient toute prévention haineuse pour rester, comme Angélique, comme tous les autres, les yeux fixés sur ses lèvres.

L’amitié du colonel pour le comte s’était déclarée d’une manière qui posait celui-ci comme un homme d’une noblesse excessive de sentiments. Le hasard les avait rassemblés dans un pays du Nord, et, de la manière la plus désintéressée, le comte avait aidé le colonel à sortir d’un mauvais pas, qui aurait pu avoir les suites les plus tristes pour sa fortune, sa réputation et son honneur. Le colonel, comprenant toute l’obligation qu’il avait au comte, s’attacha a lui du plus profond de son âme.

— Le temps est venu, dit un jour le colonel à sa femme tandis qu’ils se trouvaient seuls, que je t’apprenne quel est le but sérieux du séjour du comte en ce pays. Tu sais que je m’étais lié assez intimement avec le comte à P…, où je me trouvais il y a quatre ans, pour que nous en vinssions à demeurer dans des chambres voisines l’une de l’autre. Il arriva un jour que le comte, venu pour me faire une visite matinale, remarqua sur mon secrétaire le portrait d’Angélique que j’avais pris avec moi. En le regardant avec attention, il se troubla d’une façon étrange. Sans pouvoir répondre un seul mot à mes questions, il tenait les yeux fixes et ne pouvait les détourner du portrait, enfin il s’écria dans le ravissement :

— Je n’ai de ma vie vu une femme aussi belle ! jamais je n’ai aussi bien compris ce que c’est que l’amour !

Je le plaisantai sur l’effet étrange du portrait, je le nommai un nouveau Kalaf, en souhaitant que mon Angélique ne fût pas pour lui une Turandot. Enfin je lui donnai clairement à comprendre que j’étais un peu surpris de cette manière romantique de s’amouracher pour un portrait, surtout chez un homme mûr, qui, sans être un vieillard, n’était pas non plus un jeune homme. Alors il me jura avec véhémence, avec tous les signes de cette passion insensée, qui est le propre de sa nation, qu’il aimait Angélique d’un amour sans bornes, et si je ne voulais le précipiter dans un profond désespoir, il me fallait lui permettre de tâcher d’obtenir son amour et sa main. Voici pourquoi le comte est venu dans notre maison. Il croit être certain du consentement d’Angélique, et me l’a hier formellement demandée en mariage. Que penses-tu de ceci ?

La colonelle ne savait pas elle-même pourquoi les dernières paroles de son mari la faisaient trembler comma une peur subite.

— Au nom du ciel ! dit-elle, notre Angélique au comte étranger !

— Un étranger ! reprit le colonel le visage sombre, un étranger, lui, le comte, à qui je dois l’honneur, la liberté et peut-être la vie ! J’avoue qu’il n’est plus jeune, et que, quant à l’âge du moins, il ne convient pas à notre fraîche colombe ; mais c’est un homme noble et riche, très-riche.

— Et sans consulter Angélique, interrompit la colonelle, qui n’a peut-être pas du tout pour lui cette inclination qu’il osait remarquer dans sa folie amoureuse ?

— T’ai-je jamais donné à croire, dit le colonel en s’élançant de sa chaise et se plaçant, les yeux en feu, devant sa femme, que je sois un père tyrannique, capable de sacrifier ma fille bien-aimée ? Mais laissez là toutes vos sensibleries et vos tendresses. Il n’y a rien de surprenant qu’un couple qui se marie s’attache surtout à mille choses fantastiques. Angélique est tout oreilles quand le comte parle, elle le regarde avec une bienveillance excessive, elle rougit quand il porte à ses lèvres sa main, qu’elle laisse très volontiers dans les siennes. C’est ainsi que se traduit chez une jeune fille naïve l’inclination qui rend l’homme vraiment heureux. Il n’est pas besoin de ces amours romanesques, qui quelquefois apparaissent d’une manière fatale dans les têtes.

— Je crois, répondit la colonelle, que le cœur d’Angélique n’est plus aussi libre qu’elle-même pourrait le croire.

— Comment ! s’écria le colonel courroucé.

Et il allait s’emporter, lorsqu’au même moment la porte s’ouvrit et Angélique entra avec le charmant sourire de l’innocence la plus pure.

Le colonel, laissant là toute colère, toute mauvaise humeur, s’avança vers elle, la baisa sur le front, prit sa main, la conduisit vers une chaise et vint s’asseoir auprès de la charmante et douce enfant, parla du comte, vanta sa tournure, son intelligence, ses sentiments, et demanda à Angélique s’il ne lui déplairait pas ? Angélique dit que le comte lui avait paru, dans le principe, étrange et mystérieux, mais qu’elle avait surmonté ce sentiment, et qu’elle le voyait maintenant avec grand plaisir.

— Eh bien ! reprit le colonel tout joyeux, le ciel en soit béni ! cela vient à souhait pour mon bonheur ! Le comte S…i t’aime, ma chère enfant, du plus profond de son cœur ; il demande ta main, tu ne le refuseras pas ?

À peine le colonel achevait-il ces mots qu’Angélique tomba sans connaissance avec un profond soupir. La colonelle la prit dans ses bras en jetant un regard significatif à son mari, qui regardait, muet et l’œil fixe, la pauvre enfant couverte d’une pâleur extrême.

Angélique se remit, un torrent de larmes s’échappa de ses yeux, et elle s’écria d’une voix déchirante :

— Le comte, lui si effrayant ! non, jamais !

Le colonel lui demanda mille fois de suite ce qu’elle trouvait de si effrayant dans le comte. Mais Angélique avoua à son père que l’amour du comte donnait une vie au terrible songe qui lui était survenu quatre ans auparavant, la nuit de l’anniversaire de sa quatorzième année, et dont elle avait conservé à son réveil un effroi si mortel, sans pouvoir s’en rappeler les images.

— Il me semblait, disait Angélique, que je me promenais dans un beau jardin où se trouvaient des plantes et des fleurs étrangères. Tout à coup je m’arrêtai devant un arbre merveilleux au feuillage sombre et large ; ses fleurs jetaient un parfum singulier, semblable à celui qu’exhale le sureau. Le bruit de ses branches était agréable et semblait m’inviter à venir sous son ombre. Entraînée par une force irrésistible, je tombai sur un banc de gazon qui s’y trouvait placé. Alors il semblait que des accents de plaintes étranges parcouraient les airs et touchaient comme le souffle du vent l’arbre qui gémissait avec des soupirs d’angoisse. Je fus saisie d’un ineffable chagrin, une pitié profonde s’élevait dans mon âme, et j’en ignorais la cause. Tout à coup le rayon d’un brûlant éclair pénétra dans mon cœur et parut le déchirer. Le cri que je voulais pousser ne put s’échapper de ma poitrine, alors oppressée par une inexprimable tristesse, et devint un soupir étouffé. Mais le rayon qui avait percé mon cœur était le regard de deux yeux humains, qui du feuillage sombre me regardaient fixement. Dans un instant les yeux s’étaient approchés, et je voyais une main blanche qui décrivait des cercles autour de moi. Et les cercles devenaient de plus en plus rétrécis et m’enlaçaient de fils de feu, et ils formaient à la fin une tresse épaisse qui m’empêchait de faire un seul mouvement.

En même temps il me semblait que le regard terrible de ces yeux effrayants s’emparait de tout mon être et le maîtrisait. La pensée à laquelle il était encore suspendu comme à un fil mince était une mortelle angoisse qui me mettait au martyre. L’arbre abaissa profondément ses fleurs sur moi, et de ces fleurs partit la voix charmante d’un jeune homme qui disait :

— Angélique ! je te sauverai ! je te sauverai ! mais…

Angélique fuit interrompue ; on annonça le grand écuyer de R., qui désirait parler au colonel. Aussitôt qu’Angélique entendit le nom du grand écuyer, des larmes tombèrent en torrents de ses yeux ; et elle s’écria avec l’expression de la douleur la plus profonde, de cette voix qui part seulement d’une poitrine déchirée par les blessures les plus profondes de l’amour :

— Maurice ! ah ! Maurice !

Le grand écuyer avait entendu ces mots en entrant, il vit Angélique en larmes et les bras étendus vers lui, comme hors de lui il jeta de sa tête sa casquette, qui tomba en retentissant sur le plancher, et se précipita aux pieds de la jeune fille, la saisit dans ses bras lorsque, écrasée de plaisir et de douleur, elle allait tomber sur le parquet, et la serra avec ardeur contre sa poitrine.

Le colonel contemplait ce groupe, muet d’étonnement.

— Je pressentais qu’ils s’aimaient, murmura doucement la colonelle, mais je n’en savais pas un mot.

— Grand écuyer de R., s’écria le colonel furieux, qu’avez-vous dit à ma fille ?

Maurice, revenant aussitôt à lui-même, posa doucement dans un fauteuil Angélique à moitié évanouie, ramassa sa casquette, s’avança la rougeur sur la figure, et assura au colonel qu’il aimait Angélique au delà de toute expression, mais que jusqu’à ce moment le plus petit mot qui eût l’apparence d’une déclaration de ses sentiments n’était jamais venu sur ses lèvres, qu’il n’avait jamais espéré qu’Angélique le payât de retour. Ce moment, qu’il ne pouvait prévoir, lui avait ouvert toutes les félicités du ciel, et il espérait que le plus noble des hommes, le plus tendre des pères ne refuserait pas à son instante prière de bénir une union formée par le plus tendre, le plus pur amour.

Le colonel jeta sur le grand écuyer et sur Angélique de sombres regards, puis il se mit à se promener dans la chambre, les bras croisés l’un sur l’autre, sans dire un seul mot, comme un homme qui lutte avant de prendre une résolution. Il s’arrêta devant sa femme, qui avait pris Angélique dans ses bras et essayait de la consoler.

— Quel rapport, dit-il d’une voix sombre et pleine d’une colère contenue, ton songe ridicule a-t-il avec le comte ?

Alors Angélique se jeta à ses pieds, baisa ses mains, les baigna de larmes, et lui dit d’une voix à moitié étouffée :

— Ah ! mon père, mon père bien-aimé ! ces yeux terribles qui sai-