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Page:Ivoi - La Mort de l’Aigle.djvu/392

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frère Louis, le galetas de la caserne d’Auxonne, meublé d’une table, d’une malle et de deux chaises ; vivant avec sa solde, 3 francs 5 centimes par jour, préparant lui-même les repas.

C’était la pauvreté, la misère orgueilleuse et digne.

Puis il devenait lieutenant, habitait avec Bourrienne, la chambre 14 à l’hôtel de Metz, rue du Mail, dînait au restaurant des Trois Bornes, rue de Valois, les jours de richesse où l’on pourrait mettre 18 sous à son repas ; les autres jours on prenait sa nourriture chez Justat, rue des Petits Pères, où la portion coûtait 6 sous.

Et puis l’ascension avait commencé.

Le siège de Toulon, la campagne d’Italie… la rencontre de Joséphine, le mariage… malheur dans l’existence de l’homme génial.

La femme bonne, gracieuse, l’amie dévouée, n’était point l’épouse qu’il eût fallu au futur maître du monde. La femme, d’ailleurs, est rarement la compagne nécessaire au génie. Frivole, se complaisant aux petites choses, elle s’effraie des larges coups d’ailes, et nouvelle Dalila, elle cherche à rogner les plumes de l’aigle, à abaisser son vol.

Sur les lèvres de l’Empereur errait un sourire railleur. Avec lui, ainsi que lui, ses maréchaux, ses ministres, toute cette pléiade d’hommes jaillis de terre à son appel, s’étaient aussi embarrassés dans les fondrières du mariage. Ils avaient subi le charme de la grâce, de doux yeux brillant de même que les étoiles, et ils s’étaient mépris en croyant voir en de délicieuses créatures, les épouses nées pour comprendre leurs héroïques aventures.

Rares étaient ceux qui avaient rencontré la femme au cœur vaillant, à l’âme haute, inspiratrice et soutien des actions élevées, guerrière qui ne tremble pas au milieu de la lutte, sœur de charité qui panse les blessures, mère qui peuple le foyer d’anges aux joues roses.

Cette femme-là, Napoléon lui-même, emporté par le tourbillon de l’inoubliable épopée, l’avait rencontré une seule fois, et de son cœur s’élançait vers le ciel une action de grâce pour l’avoir rencontrée une fois.

— Pauvre comtesse Walewska, murmura-t-il. Elle seule n’a été ni ambitieuse, ni vaine, elle a été l’oasis dans le désert, la source pure miroitant parmi les sables.

Mais sa pensée vagabonde abandonnait cette aimante et noble Polonaise. Elle retraçait la lutte géante de la France contre l’Europe.

Napoléon se revoyait galopant du Danube à Moscou, sans cesse victorieux, sans cesse sollicité au combat par de nouveaux ennemis.

— C’était l’hydre de Lerne, fit-il encore. À mesure qu’une tête était tranchée, une autre repoussait.