Page:Ivoi - Les Cinquante.djvu/179

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face altière du vainqueur de 1809 s’était en quelque sorte humanisée, au contact des cuisantes douleurs de 1812, 1813, 1814.

En 1809, Napoléon pouvait se croire dieu. En 1815, il n’était plus qu’un homme de génie courbé par la main puissante du Maître infini.

Le silence se prolongeait, il comprit la nécessité de le rompre et lentement, comme si les paroles avaient peine à s’échapper de ses lèvres :

— La joie, dit-on, visite ceux qui ne l’espèrent plus. C’est sans doute à cette coquetterie du bonheur que je dois votre visite, Madame.

Elle ne répliqua pas de suite, puis d’un accent assourdi, telle une personne ayant peur des mots prononcés :

— Je ne me nomme pas la joie, Sire.

Il tressaillit, mais affectant un ton léger :

— Et de quel autre nom pourrais-je vous saluer ?

— D’un nom plus austère, Sire… Devoir !

Le regard perçant de l’Empereur se riva sur celui de son interlocutrice.

— De quel air vous dites cela ?

Jusqu’à ce moment, Mme de Walewska avait masqué de sa personne le fauteuil, sur lequel dormait son fils.

Elle s’écarta brusquement et Napoléon vit l’enfant.

Ce mignon aux boucles blondes, portant le costume que les gravures du temps attribuaient au Roi de Rome, lui fit l’effet d’une apparition.

Il tendit les bras au gentil dormeur.

Mais soudain, ramené au sentiment de la situation, il abaissa lentement ses mains et avec amertume :

— Le devoir de me donner l’illusion à défaut de la réalité. Vous aviez raison, Madame, c’est un amical devoir. Hélas ! la vie ne peut s’écouler en rêve, si doux soit-il.

En entendant cet aveu de la douleur secrète, qui consumait le cœur de l’exilé, la comtesse fut émue jusqu’aux larmes.

Ses yeux se voilèrent. Machinalement ses mains cherchèrent celles de l’Empereur, les étreignirent, et haletante, la voix palpitante des coups sourds dont son cœur frappait sa poitrine.

— Ce serait une cruauté d’apporter l’illusion, si elle n’était de plus l’espoir du salut, l’espoir de reconquérir la réalité.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il est un autre enfant, aussi grand par sa naissance que celui-ci est humble. Le grand, hélas ! est captif à Schœnbrünn. Alors l’humble a revêtu ses habits, il a fait le long voyage de Vienne à Marciana, pour parler au nom de celui que des geôliers chamarrés retiennent loin d’ici.