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Page:Ivoi - Millionnaire malgré lui.djvu/298

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LE PRINCE VIRGULE.

— Excellente idée, riposta le faux Indien en haussant les épaules, se faire tuer pour vivre libre.

Le représentant de Bonnard et Cie allait répondre. Il n’en eut pas le temps.

Un vacarme étourdissant retentit à l’entrée de la cour.

Trombones, tambours, grosses caisses, cymbales, meuglaient, sonnaient, roulaient, tonnaient.

Des musiciens, en redingotes, coiffés de képis à larges bandes rouges, précédaient une vingtaine de jeunes filles portant l’uniforme de l’Armée du Salut.

Elles marchaient deux par deux, au pas accéléré, fluettes dans le costume bleu-marine, cocasses et drôlettes sous le grand chapeau.

Dodekhan rêvait :

— Ici, se disait-il, je n’ai plus trace de ma puissance d’Asie ; je suis même séparé de Kozets et de ce chariot, où nous avions groupé quelques moyens de défense. Je suis seul, avec les forces d’un homme. Avec cela, il faut que je sauve ces êtres dont j’ai juré le bonheur.

Il hocha la tête, comme répondant à une remarque intérieure :

— Oui, cela est vrai. Auprès de mon père Dilevnor, j’ai appris la lutte incessante contre la police russe…, et nous n’étions pas toujours les plus forts.

Traqués, proscrits, il nous fallait, par ruse, passer à travers les mailles du filet tendu autour de nous. Ici, nos déguisements sont volés, Kozets et le chariot sont en route pour le rendez-vous que je leur ai fixé… Avant une demi-heure toute la ville sera en rumeur à cause de nous. Et pourtant… mon père, la « Française », veulent que mon frère d’adoption, que sa fiancée soient sauvés.

Les sourcils froncés, le front plissé par l’effort de la réflexion, le jeune homme regardait les salutistes défilant à travers la cour de la gare.

Miss Turncrof, présidente de la Compagnie de Virginia-City, conduisait en personne le troupeau musical. Grande, sèche, osseuse, des poils gris et rudes ombrageant sa lèvre supérieure, — miss Turncrof n’avait pas eu le temps de se raser, — elle était assistée de sa lieutenante Dinah Roll, aussi efflanquée qu’elle-même, mais rouge de cheveux, rouge de teint, à croire que les brides écarlates de son chapeau-cabas faisaient partie de sa rubescente personne.

— Halte ! front ! rompez les rangs !

La musique pénètre dans la salle d’attente, gagne le quai, où elle se forme en cercle, prête à saluer d’une aubade le départ du train.